Chapitre 2 - Les automobilistes et leur instrument de mobilité

« La vitesse était à la clef, la joie de foncer en avant à travers l’espace, assis dans sa voiture. C’était devenu le bien suprême, une faim qu’il fallait assouvir à tout prix. Rien autour de lui ne durait plus d’un instant et, chaque instant succédant à un autre, lui seul semblait continuer d’exister. Il était un point fixe dans un tourbillon de variables, un corps immobile en parfait équilibre, au travers duquel le monde se précipitait et disparaissait. La voiture était devenue un sanctuaire inviolable, un refuge où rien ne pouvait plus le blesser. Aussi longtemps qu’il roulait, nul fardeau ne pesait sur lui, il ne se sentait plus encombré de la moindre particule de sa vie antérieure. Non que certains souvenirs ne surgissent en lui, mais ils ne paraissaient plus chargés de ses vieilles angoisses. Peut-être la musique y était-elle pour quelque chose, les enregistrements de Bach, de Mozart et de Verdi qu’il écoutait interminablement lorsqu’il se trouvait au volant, comme si les sons avaient en quelque sorte émané de lui pour imprégner le paysage, transformant le monde visible en un reflet de ses propres pensées. Au bout de trois ou quatre mois, il lui suffisait de s’asseoir dans sa voiture pour se sentir libéré de son corps, sachant qu’aussitôt qu’il aurait posé le pied sur l’accélérateur et commencé à rouler la musique l’emporterait dans un royaume d’apesanteur. »
Paul Auster, La musique du hasard

Le cadre territorial de notre travail de terrain défini, nous allons pour un moment nous en abstraire pour présenter dans ce second chapitre l’automobile, objet central de notre étude, sous un de ses aspects les plus essentiels : le rapport qu’elle entretient avec les individus. En effet, il nous semble indispensable d’étudier avant toute chose ce lien entre les automobilistes et leur instrument de mobilité car il est, en tout état de cause, corrélé avec les questions relatives à la place de l’automobile en milieu urbain. Mieux connaître la spécificité de ce lien, c’est faire, à notre avis, un pas important dans la découverte des mécanismes qui expliquent à la fois la possession et l’utilisation de la voiture particulière. A ce titre, cela s’avère un préalable utile à l’étude de toute politique de déplacements.

Il est d’ailleurs étonnant de constater à quel point cette dimension est restée relativement peu explorée par la recherche et quasiment inexploitée par le domaine opérationnel, ces préoccupations demeurant singulièrement étrangères aux "hommes de terrains", décideurs, planificateurs ou techniciens. Ainsi la mise en place des politiques urbaines en général, et des politiques de déplacements en particulier, s’est faite dans l’ignorance quasi totale de ce versant du problème. Si cette connaissance n’est à l’évidence pas encouragée, il n’est pourtant ni logique ni rationnel de nourrir des craintes à son égard. Au contraire, il nous semble que c’est beaucoup plus sûrement la méconnaissance de ce lien entre les automobilistes et leur instrument de mobilité qu’il faut redouter car elle peut être à l’origine de certaines difficultés ou de certains échecs rencontrés dans l’application de ces politiques.

Si cette psychosociologie de l’automobile et de l’automobiliste reste pour beaucoup une donnée inconnue, elle réserve quelques découvertes intéressantes sur les relations que peuvent entretenir les individus avec leur véhicule, que ce se soit à travers les représentations qui les sous-tendent ou les comportements de consommation qui les accompagnent. C’est cette première distinction qui structurera notre approche, avant d’essayer de tirer des enseignements plus généraux sur les modes d’insertion des automobilistes dans le champ social. Pour cela, nous ferons des emprunts massifs à la psychologie et à la sociologie, en ayant pour objectif d’en présenter ici une synthèse efficace et pratique, en rapport avec nos centres d’intérêts. Sur ce sujet d’étude complexe, ce chapitre ne procède donc ni d’une volonté d’exhaustivité ni d’un exposé historique de la pensée en la matière, mais plutôt d’une sélection d’apports qui nous paraissent utiles à la compréhension de la place de l’objet automobile dans la société, et ce à travers des investigations qui sont encore loin d’avoir exploré et épuisé toute la richesse et la complexité de ce champ d’étude. A final, nous entendons ici montrer en quoi l’automobile en elle-même constitue le territoire premier de l’automobiliste, celui qu’il investit avec force symbole et conviction et qui régit lorsqu’il s’en sert une fraction essentielle de ses rapports aux autres.