L’objet automobile à la fois mythe et symbole ?

La voiture particulière cultive un paradoxe apparent, celui d’avoir connu une très forte démocratisation qui l’a quasiment élevée au rang d’accessoire indispensable à l’individu et d’être restée, dans le même temps et pour une part importante, un objet de culte. Pourtant d’une manière concrète et immédiate, « s’il est un objet par excellence connu de tous... un objet d’ailleurs démontable et sur lequel ne plane en ce sens aucune espèce de mystère, un objet trivial, profane, à ras de terre, et que l’on peut donc refaire, c’est bien l’automobile... » 236

La voiture est donc un objet simple, mais en apparence seulement. Car, en tant qu’objet technique, l’automobile n’est jamais consommée que pour ses simples potentialités techniques, utilitaires. Roland Barthes a bien retranscrit ce phénomène dans une phrase qui tient, pour Paul Yonnet, d’un récitatif par lequel doit passer tout auteur s’emparant du sujet automobile 237  : « je crois que l’automobile est aujourd’hui l’équivalent assez exact des grandes cathédrales gothiques : je veux dire une grande création d’époque, conçue passionnément par des artistes inconnus, consommée dans son image, sinon dans son usage, par un peuple entier qui s’approprie en elle un objet parfaitement magique. » 238 Ce constat lié à la représentation de la voiture particulière par les individus a été formulé de façon semblable par d’autres, comme Jean Baudrillard lorsqu’il parle à propos de l’automobile d’un « objet sublime » ou Daniel Mandon 239 quant il évoque un « objet-total » sans rapport, ou presque, avec la fonction qui la justifie.

Pour Barthes, si l’automobile est mythique, c’est d’abord parce qu’elle est un objet. Or, « il ne faut pas oublier que l’objet est le meilleur messager de la surnature : il y a facilement dans l’objet, à la fois une perfection et une absence d’origine, une clôture et une brillance, une transformation de la vie en matière (la matière est bien plus magique que la vie), et pour tout dire un silence qui appartient à l’ordre du merveilleux. » 240 La description qu’il fait alors de la nouvelle Citroën de l’époque, la D.S. 19, reste encore d’actualité à bien des égards. Il pense qu’il s’agit là « d’un art humanisé, et il se peut que la Déesse marque un changement dans la mythologie automobile. Jusqu’à présent, la voiture superlative tenait plutôt du bestiaire de la puissance ; elle devient ici à la fois plus spirituelle et plus objective. » Et de conclure que « tout cela signifie une sorte de contrôle exercé sur le mouvement, conçu désormais comme confort plus que comme performance. On passe visiblement d’une alchimie de la vitesse à une gourmandise de la conduite. » 241 Nous verrons par la suite ce que peut encore avoir d’actuel cette observation.

En fait, « l’idée de base accréditée par Ernest Dichter, l’inventeur des études de motivations, c’est que les voitures sont avant tout des symboles : "cars are symbols, not just means of transportation". En achetant une voiture, vous achetez une puissance sans partage : c’est le plus puissant moyen de maîtriser le monde et la société ; c’est le pouvoir d’être indépendant, c’est la liberté, c’est l’épanouissement personnel : "The car is a powerful symbol of achievement and personal freedom" 242 . » 243 Les significations symboliques de l’automobile dépassent donc largement ses simples fonctions instrumentales. Sa finalité technique ou fonctionnelle n’est pas la seule recherchée et, si les consommateurs d’automobile n’achètent pas qu’un symbole, cette partie de leur motivation d’achat demeure incontournable. En fin de compte, si « l’on veut comprendre le développement de l’utilisation de la voiture, l’attachement de chaque Français à son automobile, et plus largement la profondeur de l’enracinement de la société de consommation, il est impossible de privilégier les composantes psychologiques de ces comportements, mais tout aussi impossible de se limiter à la seule rationalité économique. » 244

Si l’automobile est donc un moyen de communication, elle l’est au sens complet du terme. Cela signifie qu’à travers sa possession, la pratique que l’on en a, ou l’image qu’on lui donne et qu’elle confère, elle joue un véritable rôle social. Elle se situe ainsi à l’articulation de l’individu et du social et devient "objet social complexe". En ce sens, l’étude des représentations de l’automobile, qui s’affirment à l’échelle de l’individu mais se constituent en grande partie à l’échelle de la société et des groupes sociaux, est particulièrement instructive. Pour Michel Bonnet, « il faut même introduire les concepts de la psychanalyse pour comprendre les rapports de l’individu à son véhicule » 245  ; ce que nous ne ferons pour notre part que dans une modeste mesure, en raison du contenu d’une grande partie des études qui s’y risquent et qui nous apparaît soit scientifiquement discutable, soit trop éloigné de nos centres d’intérêt.

Notes
236.

P. YONNET, Jeux, modes et masses. 1945-1985, Editions Gallimard, Paris, 1985, p.247.

237.

Nous ne ferons pas exception à la règle et sacrifierons nous aussi à ce que Paul Yonnet considère comme étant de l’ordre du rite.

238.

R. BARTHES, Mythologies, Editions du Seuil, 1957, p.150.

239.

in "L’alibi automobile à travers la publicité", in Chronique sociale de France, cahier 4/5, octobre 1973.

240.

R. BARTHES, op.cit., p.151.

241.

ibid., p.152.

242.

E. DICHTER, Handbook of Consumer Motivations, New York, McGraw-Hill, 1964, p.266.

243.

V. SCARDIGLI, La consommation culture d u quotidien, PUF, 1983, p.125.

244.

ibid. p.126.

245.

M. BONNET, "L’automobile quotidienne – mythes et réalités", in L’automobile et la mobilité des français, La documentation française, 1980, p.200.