Pour l’instant, il nous semble nécessaire d’affiner encore cette approche des notions attachées aux représentations de l’automobile, en distinguant plus nettement les notions de practicité, de besoin et de dépendance, puis en discutant de la voiture dans son rapport à la liberté et au confort.
Dans une enquête réalisée par ses soins en 1990, Patricia Fournier-Champelovier observe que 79 % des personnes interrogées considèrent que la voiture représente une part importante de leur vie 252 , ce qui confirme, en relation avec ce que nous avons énoncé auparavant, que la représentation d’un outil à la fois pratique et prégnant (l’automobile-habitude) est parfaitement intégrée par les individus. Par ailleurs, 79 % des sujets pensent qu’ils ne pourraient pas se passer de voiture 253 , mettant ainsi indiscutablement en évidence le sentiment de besoin. Mais, ce qui est nouveau ici, c’est que ces deux dimensions des représentations coexistent paradoxalement avec la réfutation d’une dépendance vis-à-vis de l’automobile : en effet, 73 % des mêmes individus estiment que leur vie n’est pas organisée autour de la voiture 254 . Comment expliquer alors cette apparente contradiction ?
Pour répondre à cette question, nous n’avons retenu qu’une alternative : soit les sujets n’ont pas réellement conscience du rôle de la voiture et n’ont donc pas sincèrement le sentiment de son importance, mais cette hypothèse ne correspond à l’affirmation d’un besoin à l’égard de l’automobile ; soit les sujets sont tout à fait conscients de cette réalité et réagissent, à titre individuel, en la niant car il reste difficile de s’avouer dépendant à l’égard d’un objet. C’est à notre avis cette seconde hypothèse, la réfutation par les individus d’une idée peu gratifiante intellectuellement, qu’il convient de retenir. Le refus de se considérer dépendant à l’égard de la voiture particulière semble d’ailleurs s’inscrire logiquement dans la perpétuation de l’image de liberté attachée à son usage. Mais suffit-il pour autant à confirmer, au-delà des représentations, la réalité de cette liberté ?
En théorie, l’automobile en tant qu’instrument de liberté est une réalité pratique, dans le sens où la liberté est d’abord une liberté de se déplacer. Or, en la matière, « Proust a saisi mieux que personne la révolution individualiste de l’automobile : "pouvoir partir à l’heure qu’on veut et s’arrêter où cela nous plaît". » 255 En effet, le mode de transport individuel est la réponse la plus adéquate à une mobilité individuelle à contraintes minimales : libre choix des horaires, des itinéraires, des destinations avec la possibilité d’en changer à sa convenance ; grande facilité de détour ou d’arrêts impromptus ; possibilité d’emmener avec soi des objets multiples et encombrants... L’automobile semble être l’instrument idéal d’une liberté à caractère pratique, qui permet notamment de se conformer à cet impératif catégorique de l’ordre économique qu’est la mobilité. Dans la réalité des faits, et plus particulièrement en milieu urbain, cette liberté théorique quasi absolue est contrariée par la dimension collective des déplacements automobiles qui fait que, si l’automobiliste reste fondamentalement maître de son itinéraire et de ses destinations, il subit cependant des contraintes très fortes en matière de temps de trajet notamment.
Si le discours relatif à la liberté automobile se justifie donc d’abord à travers une dimension pratique qui n’est pas sans fondement, ce type de représentation comprend également une dimension symbolique qui demeure à notre sens primordiale. « Instrument d’évasion, la voiture signifie en particulier possibilité d’évasion par rapport à l’espace urbain (...). Cette possibilité de recherche d’un ailleurs susceptible d’introduire une rupture par rapport à la vie de tous les jours peut se cristalliser dans l’imaginaire à travers l’automobile. » 256 Néanmoins, cette possibilité d’évasion, de liberté se réalise-t-elle souvent concrètement ? Les individus vont-ils effectivement, grâce à l’automobile, vivre cette liberté en s’évadant régulièrement de leur quotidien ? Et même quand l’automobile permet de s’échapper de son cadre de vie quotidien, n’est-ce pas pour retrouver ailleurs, dans des lieux plus ou moins banalisés socialement, des conditions de vie relativement proches ?
En fait, selon Michel Bonnet, « la voiture tend à apporter de moins en moins de liberté et à être de plus en plus une "commodité", voire une "nécessité" pour pallier, par exemple, les déficiences de l’urbanisation. Cependant, au plan de l’imaginaire, l’automobile demeure un instrument de libération, d’évasion, par les possibilités qu’elle offre en permanence, même si celles-ci ne sont pas effectivement utilisées. » Symboliquement, la voiture particulière demeure donc à notre avis la plus convaincante des illusions de liberté. En effet, les valeurs de liberté et de progrès semblent être liées dans l’inconscient collectif au développement de la voiture plus qu’à beaucoup d’autres choses, au point de ne plus vraiment se demander s’il ne s’agit pas là que de l’apparence de la liberté et du progrès. Finalement, « cette étrange liberté fonctionne à la façon d’une soupape de sécurité qui permet à l’individu de se réfugier dans le rêve et la fuite, de supporter les inconvénients de son mode de vie, d’éviter de remettre en cause trop globalement le système social qui a engendré des nuisances. » 257
Le secret de l’automobile, qui explique pour partie pourquoi les individus peuvent être attachés fortement à cet objet, réside alors dans ce qu’on pourrait appeler un pouvoir fétichiste sur les sentiments des individus. A travers la force de ce fétiche, ses utilisateurs croient finalement atteindre la véritable liberté qui se trouve dans un ailleurs désormais accessible, même si là ou ils vont, ils sont en fin de compte aussi libres que là d’où ils viennent, emportant avec eux leur condition. Il est même possible d’interpréter à la limite cette "condition automobile" comme l’exact contraire de la liberté, en se demandant si « l’assimilation entre voiture et liberté ne [renvoie] pas à un processus d’assujettissement de l’individu aux signes que connote l’objet ? » 258
Cette approche de la liberté que procure et permet l’automobile trouve enfin un écho dans la réalité même de l’objet. Nous avons vu que les automobilistes contemporains privilégient davantage dans leurs représentations la notion de confort ou d’agrément intérieur que celle de puissance. Serait-ce parce que « le confort porte en soi cette symbolique d’une vie meilleure, d’un bonheur possible, accessible, programmable » 259 ? Toujours est-il qu’il semble qu’aujourd’hui la majorité des sujets ne tirent pas vanité de leur voiture, tout en se refusant cependant à la considérer de manière désinvolte ou ludique 260 . Cela nous paraît extrêmement révélateur de l’évolution actuelle où « il est logique que la fonction sportive de l’objet s’atténue considérablement au profit de sa fonction domestique, et même familiale : l’auto est une "maison par procuration". Le caractère casanier de l’auto apparaît dans le fait que celle-ci est un espace intérieur à meubler de façon à reproduire le chez-soi. Celui-ci a valeur de détente opposée au travail et de liberté opposée aux contraintes sociales. (...) La voiture tend à devenir une "maison appendice" détachée de la maison principale. (...) Cependant, du fait de son caractère domestique, la liberté qu’elle procure n’est nullement aventureuse, c’est "une liberté de consommation et non d’exploration" » 261 , ce qui d’une certaine façon résume finalement bien l’opposition que nous avions marquée entre la dimension pratique et symbolique de cette liberté.
Réponse "tout à fait d’accord" ou "d’accord" à la proposition "La voiture, c’est une part importante de ma vie".
Réponse "pas d’accord" ou "pas du tout d’accord" à la proposition "En fait, si je réfléchis, je pourrais tout à fait me passer de voiture".
Réponse "pas d’accord" ou "pas du tout d’accord" à la proposition "Ma vie est organisée autour de la voiture".
R. DEBRAY, "Truismes", in Les Cahiers de médiologie, Automobile, n°12, 2001, p.26.
M. BONNET, op.cit., p.202.
V. SCARDIGLI, op.cit., p.130.
M. BONNET, op.cit., p.202.
O. LE GOFF, L’invention du confort. Naissance d’une forme sociale, PUL, 1993, p.103.
Dans l’enquête de P. Fournier-Champelovier, seuls 25 % des personnes interrogées sont "tout à fait d’accord" ou "d’accord" à la proposition "Je suis très fier(e) de ma voiture". Dans le même temps, 92 % ne sont "pas d’accord" ou "pas du tout d’accord" à la proposition "Pour moi, la voiture c’est avant tout un objet de plaisir, une sorte de jouet".
M. BONNET, op.cit., p.203.