Des significations de l’automobile pour les individus…

Cette étude des représentations de l’automobile renvoie donc, nous l’avons constaté au fil de nos développements, autant à des facteurs psychologiques que sociologiques. Ce sont ces mêmes facteurs que l’on va retrouver dans l’analyse des significations de la voiture particulière pour les individus, tant ces représentations sont révélatrices de phénomènes beaucoup plus profonds, qui ont trait à la place que tient désormais l’automobile dans la vie des individus et aux fonctions qu’elle assume aujourd’hui.

Dans cette perspective, une des premières fonctions psycho-sociologiques de la voiture particulière semble être de contribuer à faire de son conducteur un adulte. « Le regretté psychologue René Zazzo a montré que, chez l’enfant de 5 à 9 ans de toutes origines et de toutes professions, le test projectif authentifie le stéréotype de l’homme aujourd’hui, comme un être conducteur d’automobile. » 262 A ce titre, le permis de conduire est donc considéré comme un rite de passage vers l’état d’adulte. « De nos jours, le permis de conduire est de plus en plus attribué à des jeunes conducteurs. Cela n’était pas le cas autrefois, le candidat moyen était un adulte encore jeune qui accédait grâce à l’accroissement de ses revenus à un certain statut social. Cela veut dire que le permis de conduire change de signification : il tend de plus en plus à marquer que son titulaire est un membre à part entière de la société. (...) Il en résulte que la première automobile fonctionne essentiellement comme la première propriété, elle constitue "un objet rite", "un objet d’initiation" dont l’acquisition marque le plein avènement de l’adulte. » 263

Pour autant, le comportement des automobilistes n’a pas toujours un caractère véritablement adulte et certains psychologues pensent que la voiture peut même aider à effectuer une formidable régression psychologique de l’homme à l’enfant, « à redevenir l’enfant gâté et gavé, qui peut jouir sans contrainte aucune de la vitesse, de la puissance, du confort caressant des formes enveloppantes des sièges ; bébé tout puissant et tyrannique pour son entourage, il peut sans aucune réprimande agresser les autres conducteurs, les injurier, leur infliger des "queues de poisson". » 264

Les rapports à l’automobile ne sont finalement pas univoques et plusieurs auteurs ont d’ailleurs essayé d’en dresser une typologie. Claude Boisgelot retient trois types : le premier correspondrait à une mentalité "utilitariste", où la voiture est considérée comme un objet fonctionnel, pratique, voire comme un outil ; le deuxième à une mentalité "recentrage", dans laquelle le véhicule devient une sorte de cocon, d’enveloppe protectrice ; et le troisième à une mentalité "aventure", pour laquelle l’automobile représente un signe extérieur du style de vie de son possesseur. Cette distinction est reprise, selon l’auteur, dans les thèmes de la communication automobile à travers la "voiture-bolide", la voiture "source de satisfaction projective", c’est-à-dire tenant au paraître, concrétisation d’une certaine réussite sociale et le "cocon", endroit chaud et accueillant, protecteur et solide. R. Ebguy, quant à lui, dresse une typologie des automobilistes, ou plus exactement de ce qu’il appelle « des portraits de synthèse des Français sur la voiture qu’ils ont dans la tête » 265 , en définissant cinq catégories d’automobilistes établies en fonction de leurs représentations de la voiture : les "décalés" adeptes de "l’auto-pratique" ; les "activistes" qui recherchent "l’auto-outil", équilibre entre art et technologie ; les "égocentrés" qui rajoutent des accessoires à leur véhicule pour en faire une "auto-frime" ; les "matérialistes" qui recherchent une "voiture à vivre" harmonieuse, une "auto-raison" ; enfin, les "rigoristes" qui ont de l’argent, qui veulent le montrer et qui achètent une "auto-prestige", une "auto-notable".

D’une certaine façon, ces différentes typologies démontrent que l’automobile est peut-être d’abord pour son possesseur une représentation de lui-même. Ainsi, « la voiture en tant qu’objet apparaît dans une proximité étroite de celui qui en parle... l’automobile au travers du discours que l’on tient à son propos ressemble souvent à une sorte d’extension de soi, chargée de significations plus proches du corps ou du vêtement qu’un simple objet de la vie quotidienne. » 266 Quand on l’évoque, il est rarement uniquement question de l’objet lui-même, mais aussi de soi-même. En ce sens, le rapport entretenu par l’automobiliste avec son véhicule est un rapport intime. Le discours qui s’y attache est donc fortement imprégné d’affectivité… tout en restant relativement pudique car il semble y avoir un sentiment, plus ou moins conscient, d’un excès dans les "relations" entretenues avec la voiture, qui fait qu’on ne peut se donner à voir éprouvant quelques sentiments pour cet objet de métal : « ... c’est comme si chacun savait intimement qu’au fond ce n’est qu’une voiture... mais qu’il y apporte, au travers de l’envie qu’il a ou du plaisir qu’elle suscite, une bonne dose de lui-même. » 267

La propriété d’une voiture qualifie alors autant sinon plus le possesseur que l’objet possédé. « L’automobile constitue un support pour les identifications imaginaires du sujet. En effet, par sa possession, certains peuvent essayer d’affirmer un certain degré et une certaine qualité d’existence sociale. Être automobiliste, c’est, dans une certaine mesure, affirmer un certain être social, distinct et autonome. Aussi affirme-t-on que l’automobile est un vêtement à valeur emblématique (...) [même si évidemment] le véhicule déguise l’agent en même temps qu’il le révèle. » 268 La représentation de soi à travers sa voiture joue d’ailleurs un rôle non négligeable jusque dans les comportements de consommation et d’achat de l’automobile. En effet, « la majorité des gens achètent un véhicule qui est en fait une représentation d’eux-mêmes, [mais] cette représentation est tellement multi-factorielle que c’est à s’y perdre, ceci expliquant aussi l’extrême diversité des modèles proposés. » 269 Instrument de représentation de soi, l’automobile pousse cette logique jusqu’à son terme en déclenchant un processus d’assimilation de l’homme à l’objet. Par un transfert d’attributs, le conducteur en vient assez rapidement et d’une manière quasi universelle à se confondre partiellement ou totalement avec son véhicule. « En appuyant sur l’accélérateur, il nourrit l’hallucination que c’est lui-même qui fonce sur la route, qui "double" et pulvérise tous les records de vitesse. (...) Les limites entre le réel et la fantasmatique sont en train de s’écrouler tandis que s’accentue la régression vers les formes archaïques de la pensée magique pour laquelle "tout est possible". » 270

A travers des phénomènes d’affirmation de soi bien sûr, mais également de libération de l’agressivité ou encore de compensation vis-à-vis des frustrations quotidiennes, les rapports à la voiture particulière nous révèlent donc sa fonction de « prolongement dynamique de notre image corporelle » 271 , cet ensemble participant alors à la mise en place d’une logique anthropomorphiste de l’automobile.

Notes
262.

A. SAUVY, op.cit., p.192.

263.

M. BONNET, op.cit., p.209.

264.

V. SCARDIGLI, op.cit., p.131.

265.

cité in P. FOURNIER-CHAMPELOVIER, op.cit., p.70.

266.

G. GALIENNE, 1984, cité in P. FOURNIER-CHAMPELOVIER, op.cit., p.65.

267.

ibid.

268.

M. BONNET, op.cit., p.201.

269.

H. LABORIT, cité in P. FOURNIER-CHAMPELOVIER, op.cit., p.75.

270.

F. LAPLANTINE, "L’automobilite : réflexions socio-psychiatriques", in Chronique sociale de France, cahier 4/5, octobre 1973, p.115.

271.

D. MANDON, op.cit., p.22 (l’expression "prolongement dynamique de notre image corporelle" étant du Dr Claude Kholer dans un ouvrage de 1968 intitulé L’automobile et l’Homme).