Comme les facteurs sociaux jouent toujours un rôle prépondérant dans ces phénomènes psychologiques, il faut enfin insister sur la dimension sociale essentielle de cette logique anthropomorphiste. L’illustration la plus commune en est ce que l’on a appelé l’effet Veblen, du nom d’un de ses premiers conceptualisateurs, Thorsten Veblen. Si l’évolution actuelle a quelque peu brouillé la pertinence de ce théorème, il n’est pas inutile néanmoins d’en rappeler l’énoncé : « par la possession et par le type de voiture possédé, l’automobiliste cherchait à se distinguer, c’est-à-dire à la fois à affirmer son appartenance à une certaine classe de la société, et à marquer sa différence par rapport aux autres. » 272
Il est en effet patent, comme nous l’avons déjà énoncé et comme cela transparaît dans l’ensemble de notre analyse, que la voiture revêt un rôle d’insertion sociale. « Son absence suscite la suspicion, le mépris, le rejet de la société dominante. (...) C’est d’ailleurs le premier achat d’importance effectué par les travailleurs immigrés » 273 . On peut également rappeler qu’on retrouve une signification tout à fait voisine en ce qui concerne les jeunes adultes. Psychologiquement, l’automobile induit donc, pour celui qui la possède et la conduit, une augmentation de force sociale. Cette augmentation est perçue fortement et peut être assimilée à une sorte d’ivresse du pouvoir, que l’individu ressent en particulier chaque fois qu’il monte dans son véhicule et qu’il le sent réagir servilement à son commandement. Il est facile alors de comprendre pourquoi le désir de posséder une automobile se fait tant sentir chez ceux qui, justement, dans la société, sont le plus dépourvus de pouvoir, c’est-à-dire, entre autres, les groupes sociaux les moins aisées ou les jeunes.
La psychanalyse a parfois essayé d’expliquer cette fonction de l’automobile liée à l’insertion sociale et ses conséquences sur les individus. Nous livrons ici très rapidement quelques grandes lignes de ces analyses sans cacher toutefois que nous lui préférons une approche sociologique du sujet, que nous développerons dans la dernière partie de ce chapitre. A vrai dire, il nous semble surtout important d’évoquer ce que la psychanalyse appelle la "désintrication des pulsions", à savoir le retour à l’état libre des désirs refoulés. Ces derniers, libérés, envahissent le champ psychologique et le submergent. « Les désirs profonds des hommes et des femmes, totalement désinvestis par une société qui impose des renoncements massifs et des refoulements à haute dose, sont pour ainsi dire réinvestis mais sur le mode sadique-anal de la puissance et de la domination sur les propres produits du néo-capitalisme » 274 dont l’automobile est un des éléments les plus emblématiques.
Pour dire les choses plus simplement, on retrouve là au niveau individuel une fonction de la voiture qui tient directement à la vie des hommes en société. Ce moyen de transport constitue une sorte de soupape de sécurité en introduisant pour les individus la possibilité de compenser des frustrations qui trouvent leur origine dans le fonctionnement et l’organisation sociale de la société. Encore faut-il parvenir à éviter certaines dérives tenant au fait que le réinvestissement de l’automobile peut laisser croire aux individus qu’ils sont devenus des sortes de surhommes au volant de leur véhicule, ayant la maîtrise d’une force qui déclare que tout ce qui représente un obstacle, trottoir ou passant, doit être supprimé. Bref, on l’aura compris, les fantasmes que les individus placent dans leur automobile, quelles que soient leurs origines, sont extraordinairement actifs au quotidien. « Ces fantasmes, aucun d’entre nous ne peut les renier. En témoignent quotidiennement nos réactions émotionnelles très fortes, bien supérieures aux enjeux "objectifs", lorsque notre voiture ne "veut" pas démarrer ; ou lorsque nous sommes retardés ou dépassés par une autre voiture ; ou qu’un maladroit, éraflant notre carrosserie, a écorché un peu de nous-mêmes, de notre Moi. En témoignent aussi les trop nombreux accidents causés par nos excès de vitesse, et nos imprudences que nous n’arrivons pas à nous expliquer : quand on conduit, on ne sent plus ses propres limites, on entame un dialogue avec son inconscient pour le meilleur et le pire. » 275
A travers les représentations qui lui sont attachées, la voiture représente finalement pour les individus pris dans leur globalité ce que Maryse Pervanchon nomme un « objouet » : c’est-à-dire un objet qui, en nous mettant à l’intérieur de lui-même et en situation de le diriger, nous fait accéder à un sentiment de puissance par la maîtrise que l’on peut en avoir. A travers la force de l’ensemble des symboles qui lui sont attachés, se dessine alors une situation où, dans une certaine mesure, l’avoir, c’est exister ; et c’est une des raisons qui justifient que la consommation que l’on peut en faire se révèle si cruciale dans nos sociétés contemporaines.
V. SCARDIGLI, op.cit., p.126.
ibid., p.127.
F. LAPLANTINE, op.cit., p.115.
V. SCARDIGLI, op.cit., p.132.