Une banalisation de l’équipement automobile…

« L’automobile aurait pu être une victime propitiatoire sacrifiée sur l’autel de l’austérité en période de crise. » 276 Or, il n’en a rien été, démontrant ainsi la forme de consensus social qui s’est établie autour de la possession d’une voiture particulière.

En effet, si l’on prend l’exemple du parc automobile français, on remarque qu’il n’a cessé de croître depuis la seconde guerre mondiale, pour atteindre aujourd’hui quelques 30 millions de véhicules en circulation après avoir quasiment doublé lors de ces vingt dernières années. Aujourd’hui, selon l’INSEE 277 , huit ménages français sur dix possèdent au moins une automobile. Ils comptent ainsi, au même titre que les allemands, parmi les ménages les plus motorisés d’Europe. Pour mesurer le chemin parcouru, il convient de souligner qu’ils étaient seulement trois sur dix en 1960, cinq sur dix en 1967 et sept sur dix en 1980. En outre, l’augmentation du nombre de voitures par ménage a été particulièrement rapide depuis vingt ans, à tel point qu’en 2000, 29,6% des ménages français possédaient au moins deux automobiles contre seulement 16,5% vingt ans plus tôt.

Outre l’effet revenu, cette croissance de la motorisation découle de plusieurs phénomènes. L’un de ceux-là tient à la progression de l’activité professionnelle des femmes. Comme elles sont également beaucoup plus nombreuses qu’avant à disposer du permis de conduire, l’accès des femmes à l’automobile s’est ainsi imposé comme une norme sociale, alors que ce n’était pas forcément le cas il y a une trentaine d’années. Un deuxième élément moteur est relatif à un effet de génération, qui tend à faire chuter la proportion de ménages non-motorisés avec l’arrivée progressive à la retraite de populations déjà équipées et possédant leur permis de conduire. Enfin, socialement parlant, la voiture apparaît comme un équipement qui s’est largement banalisé dans toutes les couches de la société. Sa possession s’est en fait démocratisée au cours des années 60-70 : en effet, en 1960, trois quarts des cadres supérieurs possédaient une voiture contre seulement un quart des ouvriers ; en 1970, ils étaient respectivement 90% et 60% à être motorisés, puis 90% et 80% dix ans plus tard. Ainsi, en quelques années, « les catégories sociales modestes ont consenti un effort considérable pour se doter d’une voiture, de sorte que les inégalités tendent, en apparence, à se réduire. (...) C’est le signe que ce bien de consommation se banalise, en même temps qu’il se généralise » 278 , si bien qu’aujourd’hui la seule possession d’une automobile n’a plus réellement de valeur sociale distinctive. De même, la France a connu au début des années 70 une uniformisation de la motorisation entre ses villes et ses campagnes. « A cette époque tout se passe donc comme si une sorte de norme universelle d’équipement automobile s’était imposée sur toute l’étendue du territoire national, ne distinguant plus les villes des villages, l’urbain du rural. » 279

Pour autant, si la motorisation progresse, si la non-motorisation diminue et si la multimotorisation augmente, l’ensemble de la population n’a pas accès à l’automobile et des inégalités plus ou moins larvées perdurent.

Il faut dire que de nombreux facteurs économiques et sociaux différencient encore l’accès de chacun à la voiture. Les tendances macro-économiques ne doivent alors « pas masquer les différences importantes qui affectent l’accès et l’usage de l’automobile. Derrière cette accession généralisée des ménages à la motorisation, on constate des différences d’équipements notables qui vont se traduire par des pratiques de renouvellement et d’entretien également différenciées de la voiture. (…) On peut [par exemple] distinguer deux sous-parcs tout à fait spécifiques à l’intérieur du parc automobile : un sous-parc automobile vieux, peu entretenu et un sous-parc automobile constitué de véhicules récents, plus régulièrement entretenu. Cette bipartition s’explique par le jeu des inégalités sociales et par l’espace social d’appartenance. » 280 On retrouve donc toujours des différenciations d’ordre social dans les caractéristiques actuelles de motorisation des ménages, qu’elles agissent, comme il est vient d’être dit, sur la nature de l’équipement ou plus largement sur l’accès à l’automobile des différents membres du ménages. Car la seconde voiture, dont nous avons souligné le développement, semble aujourd’hui venir prendre le relais de la première dans la course à la différenciation sociale. Plus que le simple équipement, c’est désormais la multi-motorisation qui apparaît socialement discriminante. Néanmoins, il n’y a pas que la position sociale qui influe sur la possession de plusieurs voitures au sein d’un ménage. L’activité professionnelle de la femme ou la présence d’enfants constituent également des facteurs importants. Ainsi, alors qu’elle ne concerne que 28% des foyers français en 1991, lorsque, « dans le ménage, l’épouse est active, la multi-motorisation dépasse 40 % » 281 . Le développement de la double activité encourage en fait la bimotorisation à travers deux faisceaux de causalité : en créant un besoin de déplacement et donc d’équipement supplémentaire, mais aussi en dégageant des revenus pour cela. Enfin, et cela constituera un des axes de notre travail de thèse, il apparaît que l’espace ne constitue pas un élément neutre dans la genèse de la motorisation. Pour s’en convaincre, il suffit pour l’heure de rappeler qu’en 2000, « 90% des ménages ruraux possédaient une automobile, contre 75% pour les ménages résidant dans une ville de plus de 100.000 habitants et seulement 50% des ménages parisiens. » 282

Même si la croissance de la motorisation paraît loin d’être achevée, tous les ménages ne semblent donc pas destinés à terme à être motorisés ou multimotorisés, que ce soit pour des raisons de revenu, de niveau culturel, d’âge, d’aptitude physique ou tout simplement de choix.

Notes
276.

V. SCARDIGLI, op.cit., p.102.

277.

"La consommation automobile depuis quarante ans", in INSEE Première, n°844, mai 2002.

278.

V. SCARDIGLI, op.cit., p.109.

279.

G. DUPUY, "L’automobile entre villes et campagnes", in Nouveaux espaces et systèmes urbains, Mobilité spatiale, SEDES, 1996, p.377.

280.

Les cahiers du CLIP, Parc automobile et effet de serre, n°12, mars 2001, p.15.

281.

G. DUPUY, 1995a, op.cit., p.89.

282.

INSEE, 2002, op.cit., p.3.