… mais un univers de consommation qui n’intègre pas que le caractère pratique du produit automobile

Ces données sur la motorisation des ménages méritent alors d’être mises en relation avec des évolutions tout aussi importantes, qui ont accompagné la démocratisation de ce moyen de transport. Elles se situent sur un plan plus qualitatif, puisqu’elles tiennent aux types de voitures mises en circulation et aux modes de consommation automobile ainsi véhiculés.

Dans les années 60, l’automobile représentait encore un « objet dominant, technique, empruntant à l’aviation beaucoup de ses formes, pour signifier la réussite sociale, le statut de son propriétaire-conducteur-pilote. » 283 A cet égard, la décennie 70 marquera un tournant. A partir de cette période, la voiture particulière tend à se faire plus discrète, plus compacte et surtout plus fonctionnelle. C’est la Renault 5 de 1972 qui « donne un nouveau souffle au plaisir automobile. Pas de révolution technologique (c’est techniquement une Renault 4 compacte), mais l’idée d’une petite voiture-objet, une seconde voiture à appropriation personnelle. » 284 La croissance de ces petites cylindrées va être notamment alimentée par le développement de la multimotorisation et par l’achat d’une deuxième voiture lié au développement de l’activité féminine. Parallèlement à ces produits de grande série, le rêve tend à moins s’exprimer par des coupés ou des cabriolets sportifs, qui se marginalisent au profit de berlines détournées comme les GTI. Deux autres types de véhicules émergent également au cours de cette période charnière. D’abord le Range Rover, apparu en 1970 et « qui deviendra la référence du véhicule haut de gamme alternatif » 285 , avant de faire des petits avec l’explosion du marché du 4x4. Puis, une nouvelle génération de voitures naît dans les années 80, plus ou moins issue des vans américains des années 70 et parée d’atouts qui sont l’habitabilité et la compacité : il s’agit des monospaces, dopés en France par le succès inattendu de la Renault Espace.

Face à cette nouvelle génération de compactes, de 4x4 et de monospaces, que reste-t-il aux berlines traditionnelles ? Pour se singulariser, elles tendent à jouer de plus en plus sur le registre de la discrétion et de l’adaptation aux techniques modernes. Par des procédés d’intégration croissante d’innovations technologiques, elles affirment ainsi des priorités relatives au confort et à la sécurité. Elles deviennent des voitures à vivre 286 tentant de sauvegarder le confort, la liberté et le plaisir de l’automobile face aux contraintes de plus en plus lourdes pesant sur son usage, dans une période où même les grands groupes pétroliers communiquent sur le thème : « nous ne ferons pas de la route un plaisir, mais nous ferons tout pour la rendre plus humaine. » 287

Cette évolution est mise en évidence par la publicité, qui « peut être à juste titre considérée comme le mode de représentation par excellence de la modernité. En ce sens le discours publicitaire occupe une place idéologique à la fois originale et privilégiée. Souvent décriée, parfois incomprise, la publicité peut être considérée comme la "photographie instantanée" d’une époque, avec, pour continuer la métaphore, tout ce que cela comporte de "recadrages" et de "filtres". (...) [En fait] la publicité est à comprendre comme un "haut-parleur" permettant de diffuser largement certaines "idées fortes" ayant cours à un moment donné. » 288 Or, l’automobile est le secteur de l’industrie qui dispose du plus gros budget publicitaire. Cela s’explique autant par la concurrence sévère qui sévit dans cette branche de production, que par le fait que ce moyen de transport constitue un excellent prétexte à publicité en raison de sa charge symbolique dont nous avons précédemment exposé la force. D’ailleurs, pour François Asher, en raison de la multiplicité des sens et des valeurs dont l’automobile est chargée, « alors qu’une publicité de lessive ne peut montrer que du linge éclatant, une publicité automobile peut montrer et évoquer presque n’importe quoi. » 289 Selon Olivier Le Goff, on peut toutefois centrer l’analyse du discours publicitaire automobile moderne autour de la thématique du confort et ses déclinaisons.

En effet, la notion de confort semble être est devenue une des récurrences actuelles du discours publicitaire. Elle marque finalement l’extension de la problématique de la qualité de vie au domaine automobile. Avec l’émergence de la thématique de qualité de vie à bord notamment, on passe « de la civilisation de l’automobile à la civilisation de l’automobiliste, (...) [en favorisant] la production d’un nouveau type d’homme, l’automobiliste pour lequel l’automobile est un élément du mode de vie. » 290 La voiture devient ainsi une voiture à vivre autant qu’à conduire. L’enrichissement progressif de la notion de confort automobile n’est pas qu’un simple discours commercial, une stratégie de vente. C’est un enjeu qui dépasse la seule argumentation publicitaire et qui opère des bouleversements dans la façon même de concevoir ce moyen de transport. Au travers du confort s’affirmer une vision moderne d’une automobile en adéquation avec le mode de vie contemporain. Au-delà des qualités intrinsèques du véhicule, c’est d’ailleurs le rapport global à celui-ci qui se doit d’être confortable. Ce rapport engage son utilisation quotidienne mais aussi son achat, son entretien... etc. Avec le passage de l’automobile confortable au « confort automobile, "émanation" d’une modernité confortable » 291 , ce moyen de transport participe directement à l’édification de nos modes de vie et rend alors possible l’individualisation du produit automobile.

Notes
283.

P. BERTHOLON, "Quelles automobiles dans trente ans ?", in Se déplacer au quotidien dans trente ans, Actes du colloque organisé par l’ADEME, le Centre de prospective de la DRAST et l’INRETS du 22-23 mars 1994 à Paris, La documentation française, Paris, 1995, p.65.

284.

ibid.

285.

ibid., p.66.

286.

Slogan publicitaire de Renault.

287.

Slogan publicitaire de Shell.

288.

O. LE GOFF, op.cit., p.142.

289.

F. ASCHER, "Une hospitalité signifiante", in Les Cahiers de médiologie, Automobile, n°12, 2001, p.189.

290.

O. LE GOFF, op.cit., p.149.

291.

O. LE GOFF, op.cit., p.158.