Une marchandise qui reste malgré tout un bien de distinction

Pour beaucoup, alors que la gamme de véhicules proposés au public s’est étoffée et diversifiée, « en trente ans, l’automobile a perdu le rôle de signification de son statut social au profit de l’expression de la personnalité. (...). C’est ce qui explique d’ailleurs la multiplication des concepts de véhicules proposés sur le marché (…). Cette diversité de produits est bien la garantie pour chacun de pouvoir afficher son identité, en choisissant son groupe d’appartenance. » 292

La segmentation du marché de l’automobile et la logique de niche seraient donc une forme de réponse, non plus aux désirs de différenciation sociale, mais à ceux de différenciation individuelle. Rompant avec l’image de la société socialement très hiérarchisée des années 50, le consommateur moderne veut désormais être reconnu dans son individualité. De ce fait, l’automobile s’affiche de moins en moins comme un signe de différenciation sociale et apparaît au contraire de plus en plus comme un support et un révélateur de mode de vie. Ce faisant, la fonction de l’automobile en tant que représentation de soi, que nous avons évoquée dans notre étude des représentations attachées à cet objet, se révèle plus que jamais valorisée. Il est vrai qu’avec la progression de la motorisation, « on voit aujourd'hui se dessiner en Europe de l’Ouest l’image de la voiture personnelle, et non plus seulement familiale. » 293 Mais, on peut également se demander si, tout en s’affirmant davantage comme un objet personnel, l’automobile parvient pour autant à s’affranchir des stéréotypes et des déterminants sociaux.

Ce qui est vrai, c’est qu’avec la diffusion massive de ce moyen de transport, les comportements de consommation n’apparaissent pas aussi monolithiques et stéréotypés qu’avant. Néanmoins, même si les déterminations sociales se révèlent plus complexes, elles ne semblent pas avoir fondamentalement disparu. Simplement, elles ne répondent évidemment pas à une explication reposant uniquement sur la dotation des individus en capital économique. A ce sujet, Olivier Choquet considère par exemple que les catégories socioprofessionnelles qui « ont un capital culturel faible et un revenu comparativement élevé [artisans, commerçants], mettent l’accent sur la possession de biens matériels, c’est une sorte de compensation. Ceux qui sont dans la situation inverse [capital culturel fort et revenu comparativement faible tout en restant assez important comme les professeurs, les instituteurs ou les cadres moyens des services médicaux et sociaux] essaient de valoriser leur compétence culturelle dénigrant de ce fait symboliquement le capital économique en adoptant un style de vie d’apparence ascétique... dont la possession d’automobiles très dépouillées est une des composantes. » 294 Cette analyse, dont on peut discuter la pertinence spécifique, donne en tout cas à voir plus largement un monde social dans lequel les logiques de distinction n’ont pas disparu mais se sont complexifiées. En dépit de sa démocratisation, l’achat d’une automobile reste alors l’occasion d’engager une différenciation entre les agents. L’acte d’achat continue donc à exprimer ou à trahir non seulement la position sociale de son propriétaire, ses "moyens", mais aussi ses goûts et le système de classement qu’il engage dans ses actes d’appropriation. Car, en s’objectivant dans des biens visibles, ses actes d’appropriation donnent prise à l’appropriation symbolique des autres agents, contribuant à le situer dans l’espace social en le situant dans l’espace des goûts.

En fin de compte, l’automobile ne peut donc se réduire à ses caractères pratiques et techniques ainsi qu’à l’état de simple bien de consommation ou de marchandise ; ou alors une marchandise avec tout ce que cela signifie pour des auteurs comme Marx : à savoir, un objet évident et trivial au premier abord ; mais une chose en réalité très compliquée, bourrée de subtilité métaphysique et de fantaisie théologique ; un bloc de ferraille et d’électronique qui, une fois mis sur le marché, se métamorphose en une chose sensible voire suprasensible. Or, tout comme Marx considérait ce fétichisme de la marchandise comme indissociable de son analyse d’un mode de production capitaliste, dans lequel les rapports entre les travaux des "producteurs" n’apparaissent pas comme des rapports sociaux immédiats entre les personnes mais plutôt comme des rapports sociaux entre les choses 295 , nous nous demandons dans quelle mesure l’automobile, élément désormais prépondérant de notre mode de vie 296 , n’est pas avant tout un produit social, d’abord consommé et utilisé à ce titre, et dont la diffusion de masse dépend de rapports sociaux déterminés qu’elle tend à conforter. Ce faisant, ces considérations nous amènent à considérer la façon dont l’individu-automobiliste tend à vivre et à s’inscrire dans la société. Sans aller jusqu’à répondre ici à la question des rapports sociaux dont il est le promoteur ou l’émanation, il s’agit d’approcher en quoi et comment cet usager si particulier tend à faire société avec ses congénères.

Notes
292.

P. BERTHOLON, op.cit., p.68.

293.

G. DUPUY, La dépendance automobile, Anthropos-Economica, Paris, 1999, p.1.

294.

P. FOURNIER-CHAMPELOVIER, op.cit., p.77.

295.

Par ce biais, le fétichisme de la marchandise assure la réification des rapports sociaux.

296.

Ainsi Gabriel Dupuy rappelle qu’aujourd’hui, « l’automobile est nécessaire à tous de la naissance à la mort. La future maman quitte son domicile en auto pour aller accoucher à la clinique. Le bébé est ramené par le même moyen. Au crépuscule de la vie il faut le plus souvent quitter le logement pour l’hôpital, en voiture ou en ambulance. Plus tard, un cortège automobile accompagnera le défunt à dernière demeure » (1995, op.cit., p.70).