Il apparaît dans un premier temps que « l’automobile transmet son pouvoir fantasmatique à un certain corps de pratiques : (...) ce n’est plus bientôt une mythologie de l’automobile qu’il faudra écrire ; c’est une mythologie de la conduite », nous dit ainsi Roland Barthes. 298
C’est sans doute pourquoi plusieurs psychologues se sont intéressés à l’acte de conduite à travers les représentations des individus. Il se dégage de ces travaux que, d’une façon encore plus marquée que pour l’objet automobile, les représentations de la conduite se concentrent majoritairement sur la notion de plaisir mais sans qu’elle ne soit cette fois-ci corrélée avec celle d’habitude. Pour les automobilistes, cette activité semble donc génératrice de plaisir et de liberté, sans influence du lieu où elle est effectuée. D’après Patricia Fournier-Champelovier, ce sentiment d’indépendance vis-à-vis de l’automobile est plus fort chez les individus dont la conduite est marquée par des vitesses et des régimes moteur élevés. Ces derniers ont également davantage tendance à tirer fierté de leur véhicule et à l’utiliser de façon systématique. Ils n’envisagent alors ni d’éviter de le prendre dans certains cas, en ville ou pour de petits trajets notamment, ni d’utiliser les transports en commun. Cette « forte relation affective et symbolique qui attache l’individu à l’automobile est en effet une des données de base de tout travail sur les choix des modes de transport. » 299
Le plaisir de conduire renvoie aussi plus globalement au "travail" du conducteur en lui-même. Cet assemblage d’exploration, d’anticipation et de régulation fait en effet appel à une nouvelle forme de vigilance voire à une nouvelle forme d’intelligence. Il met en jeu et en évidence les capacités humaines à mener à bien ces tâches et constitue en cela une activité potentiellement valorisante : il peut se traduire tout autant par l’impression exaltante de donner toute sa mesure, que par le sentiment de jouer à un jeu de hasard d’où le risque n’est pas exclu. Cela est d’autant plus vrai que, comme l’analyse Jean-Pascal Assailly 300 , la route est un endroit où la concurrence peut s’exprimer. Ainsi, « dans une grande ville, l’homme ne peut se permettre de se laisser dépasser par ses rivaux, il faut qu’il jouisse de toutes ses possibilités physiques et nerveuses. (…) [D’ailleurs] le carrefour plaira à l’homme qui se grise du rythme accéléré de l’existence urbaine. Celui-ci a l’occasion d’y vérifier quotidiennement la rapidité de ses réflexes et la courbe de son brio pour se faufiler dans la masse des véhicules, pour répondre tout de suite au changement des feux. » 301
Cette exacerbation de la concurrence interindividuelle portée par l’automobile suscite des comportements d’origine sociétale, qui entretiennent le désir d’aller plus vite ou d’être devant l’autre. Mais, en raison des inévitables frustrations qui découlent des limites à ces désirs, on voit parallèlement surgir des réactions agressives qui procèdent d’attitudes de défoulement. L’agressivité ainsi libérée peut prendre des allures multiples : décharge motrice à travers des gestes insultants ou des invectives ; appels de phare, coups de klaxon, coups d’accélérateur durant lesquels le véhicule sert à manifester le mécontentement de son utilisateur ; comportement de compétition faits de dépassements et d’accélérations ; voire des formes plus larvées consistent à empêcher un dépassement ou une manœuvre, à rouler anormalement lentement ou à créer un obstacle à la circulation, toute forme d’action dont on sait qu’elle sera source de frustration chez l’autre. L’usage de la voiture particulière peut ainsi, en libérant certaines pulsions, engendrer des comportements inhabituels chez un individu. Pour tout cela, l’automobiliste se trouvera facilement une excuse, en faisant de la situation de conduite la cause directe de son comportement agressif ou en recherchant un bouc émissaire pour dévier cette violence.
Ces comportements sont enfin d’autant plus généralisés qu’ils découlent de l’acquisition de modèles sociaux du déplacement automobile, qui apparaissent notamment déterminés par l’exemple tiré du premier véhicule emprunté en tant que passager, à savoir la voiture familiale dans la plupart des cas – un « mode de fonctionnement interne traditionnel » bien décrit par Michel Roche et Albert Godart 302 . En revanche, nous demeurons plus circonspects lorsqu’il s’agit d’affirmer que « la conduite est un des facteurs qui modèlent notre comportement en général, qui font de nous ce que nous sommes, même lorsque nous ne sommes pas au volant. » 303
cité in M. BONNET, op.cit., p.207.
P. BERTHOLON, op.cit., p.74.
psychologue à l’INRETS, dans un entretien accordé au Progrès de Lyon du 16 décembre 2002.
P. SANSOT, 1971, op.cit., p.185.
Nous ne résistons pas à l’envie de livrer ici un bref aperçu de la description qu’en fait ce dernier. Pour l’enfant, l’automobile est souvent le lieu de la famille rassemblée, de la famille installée, chacun à sa place, pour une activité commune et importante – il s’agit d’ailleurs souvent d’une activité de loisir et de fête, ce qui donne à la situation une densité affective supplémentaire par rapport à des trajets plus quotidiens comme ceux relatifs à l’école. Dans ces moments, la mère est traditionnellement attentive et protectrice, préoccupée du présent, c’est-à-dire de ce qui se passe à l’intérieur de la voiture. Quant au père, il est exactement "le chef", le conducteur, celui qui regarde plus loin, vers l’avenir. Mais ce regroupement de la famille se fait à des moments où la tension nerveuse est fréquemment très grande et où les comportements des parents, et particulièrement du père, sont moins contrôlés. De plus, par la disponibilité plus grande des enfants (ils ont moins l’occasion de se distraire), le père est beaucoup plus observé et cela à des moments où son comportement civique, son attitude envers le prochain ne sont pas toujours heureux. Certains comportements, certaines réactions peuvent faire perdre aux enfants une grande partie de la confiance naturelle et du sentiment de protection qu’ils éprouvent à l’égard de leur père. Ceci est d’autant plus vrai que la mère reproche à son mari, devant eux, sa façon de conduire ou montre elle-même ouvertement une appréhension à se laisser conduire par lui.
M. ROCHE, La conduite des automobiles, Que-sais-je?, Presses Universitaires de France, 1980, p.8.