Une conduite automobile porteuse d’une sociabilité spécifique

En se plaçant à l’échelle des individus, on peut faire l’hypothèse d’une sociabilité automobile spécifique, à partir du moment où ce moyen de transport agit sur l’ajustement des comportements sociaux en modifiant les modalités de relations entre individus. En effet, « support à l’affirmation de l’individualité du conducteur presque dans un égocentrisme forcené, la conduite est aussi une façon particulière d’interagir avec autrui. » 304 D’une manière qui n’est pas contradictoire avec l’affirmation d’une concurrence interindividuelle, elle suscite alors des comportements qui pèsent les uns sur les autres jusqu’à se co-déterminer de manière importante. « Combien de fois ne voit-on pas une file d’automobilistes suivre sagement les voitures précédentes et, brusquement, alors que le passage devient justement très dangereux, se mettre à vouloir dépasser tous en même temps parce qu’un nouvel arrivé remonte toute la file sans souci du danger ? » 305 De la même manière, des chercheurs suédois ont mis en évidence l’influence déterminante dans les comportements de vitesse de la perception des pratiques des autres usagers : « it is also important to note that a driver’s own behaviour is intimately related to the behaviour of other drivers. A driver who perceives others to drive at excessive speeds is also more likely to drive fast than a driver who perceives other to comply with the limits. » 306

Néanmoins, si la conduite crée pour chacun la nécessité d’ajuster son comportement à celui des autres, « ces autres sont des inconnus, des êtres humains abstraits. Peu de situations sociales quotidiennes entraînent cette obligation de relations pouvant avoir de graves conséquences avec des personnes jamais rencontrées et qu’on ne rencontrera plus jamais. » 307 Car, sur la route, l’autre constitue également par nature, outre un concurrent, un danger potentiel voire une menace pour sa propre sécurité, ce qui ne simplifie pas la relation. De plus, l’automobiliste ne saisit pas toujours spontanément ou pleinement qu’il croise d’autres individus plutôt que d’autres véhicules. Dans la mesure où c’est à travers le dialogue que s’établissent les relations sociales donnant à chacun le sentiment d’avoir affaire à son semblable, les relations entretenues avec autrui dans les situations de conduite automobile demeurent relativement pauvres. La communication s’établit en effet avec des gens inconnus, à peine aperçus, et se caractérise par une indigence des modes d’interaction et par la forme stéréotypée des messages échangés.

Deux autres facteurs participent enfin à l’originalité de la relation inter-automobilistes. Le premier est relatif à la durée de la rencontre automobile. Les piétons engagent des rapports relativement longs lors de la rencontre et le dépassement ou le croisement de deux individus. Or, ce temps, pendant lequel les personnes se voient et peuvent se reconnaître, donne à cette relation une consistance et une valeur plus grandes que pour la rencontre automobile. Dans le cas de cette dernière, la brièveté est renforcée par l’anonymat et par un certain isolement, qui font qu’il devient très difficile de tenir compte de la situation de la personne avec qui la relation sociale est engagée. Pourtant, le principe même d’une relation sociale subsiste. En effet, « accorder ou refuser une priorité en fonction par exemple de la puissance apparente du véhicule, du sexe du conducteur, de la nature de l’intersection consiste plus en la mise en œuvre d’une règle sociale qu’en l’obéissance à une règle légale et ce sont ces relations sociales là qui construisent aussi l’univers pratique de la conduite, de la mobilité automobile. » 308 Un dernier facteur intervient néanmoins, ajoutant encore à la complexité de cette confrontation individuelle. Il s’agit de la notion de force sociale. Celle-ci se définit par « la capacité pour un individu d’influer sur un autre, et cela aussi bien par sa force de persuasion, de prestige, de talent que par les moyens de la technique. » 309 Pour l’automobiliste, cette force sociale s’exprime à travers la puissance ou la masse de son véhicule, ou encore par la confiance qu’il possède dans ses capacités de conduite voire dans l’agressivité de son comportement. Elle est donc essentiellement un jeu de signes et, en cela, colle bien aux conditions de la rencontre automobile.

Ces éléments de sociabilité spécifique amènent alors à s’interroger non seulement sur la conduite sociale de l’automobile mais également sur le mode d’insertion de l’automobiliste dans la société. On peut par exemple se demander ce qu’est réellement un "déviant" en matière de conduite automobile. Est-ce vraiment celui qui se trouve en rupture par rapport aux normes réglementaires mais qui ajuste sa conduite à celle d’autres automobilistes ? Ou n’est-ce pas finalement plutôt celui qui conduit strictement selon les normes édictées par le code de la route ?

Notes
304.

M. BONNET, op.cit., p.205.

305.

A. GODART, op.cit., p.637.

306.

M. HAGLUND, L. ÅBERG, "Speed choice in relation to speed limit and influences from other drivers", in Transportation Research, vol. 3F, n°1, March 2000, p.49.

307.

M. ROCHE, op.cit., p.122.

308.

P.E. BARJONET, "Sur la construction sociale du déplacement automobile", in Espaces et sociétés, n°54-55, p.111.

309.

A. GODART, op.cit., p.627.