En fait, s’il apparaît qu’en interagissant malgré tout, les automobilistes tissent ensemble des relations sociales, et qu’ils appartiennent à un même champ social qui surdétermine leur attitude, le rapport entre ces automobilistes reste synonyme « à la fois d’une grande proximité spatiale et d’une grande distance sociale, puisque l’espace de la circulation est un support privilégié de mixité et de promiscuité sociale contrainte. » 310
Certes, des manifestations de solidarité paraissent infirmer cette hypothèse. Certaines sont quasiment généralisées, comme par exemple l’usage d’appels de phares pour avertir d’un contrôle de vitesse. On peut rapporter cette pratique à l’attitude globale des automobilistes face aux contraintes collectives de la réglementation, mais cela permet-il pour autant de parler de ciment collectif ? D’autres sont limitées à des sous-groupes : les possesseurs de Land Rover, de 2 CV, de Coccinelle... Pour ces cas qui restent particuliers, le type d’automobile possédé est générateur d’une sociabilité qui comporte des aspects quasi communautaires. Mais ces cas sont aujourd’hui suffisamment rares pour être soulignés, à l’heure où la consommation symbolique de la voiture tend à devenir de plus en plus normée.
Nous persistons à penser pour notre part que, même si les automobilistes peuvent avoir des intérêts et des comportements communs, ils forment finalement un groupe particulièrement hétérogène. Être automobiliste ne constitue pas aujourd’hui une appartenance forte et ce d’autant plus que ce phénomène se généralise en même temps que s’accroît la diversité d’origine sociale des protagonistes. D’ailleurs, les automobiles clubs restent des associations extrêmement minoritaires. Le président d’Auto-Défense 311 lui-même estime que, les automobilistes étant par nature individualistes, ils ne peuvent se structurer en groupe organisé. Si on parle du "lobby de l’automobile", il ne semble donc guère possible d’évoquer un véritable groupe de pression des automobilistes et d’avancer « que les automobilistes forment en France un puissant lobby : c’est même exactement l’inverse. Les pétroliers, le BTP, les constructeurs sont puissants, les assureurs aussi. Mais les automobilistes ne pèsent rien quand ils ne sont pas organisés professionnellement, comme les taxis ou les routiers. » 312 Si les usagers quotidiens de la voiture constituent un groupe de pression potentiel, ce serait plutôt en leur qualité d’électeurs. Mais même ce dernier point se révèle contestable. Est-on sûr que les automobilistes devenus électeurs réagiront forcément en automobilistes lorsqu’ils voteront ? Éliront-ils par exemple le candidat local qui leur promettra de construire plus de voies rapides ou de parcs de stationnement ? Il est permis d’en douter, tant le citoyen urbain exprime souvent des désirs divers voire contradictoires : celui de modes de proximité propres et sûrs, celui de possession d’une ou plusieurs automobiles et celui d’un système de transports collectifs de qualité. En revanche, les automobilistes seront sans doute sensibles au discours de l’homme politique qui s’engagera à améliorer les transports en commun tout en facilitant la circulation urbaine, car cela pourra leur permettre de concilier un certain sens de l’intérêt collectif avec la sauvegarde de leurs intérêts particuliers. On pourrait multiplier ainsi les combinaisons à l’infini. Simplement leur intérêt est à notre avis de montrer qu’être automobiliste ne forge pas une identité unique et durable. D’ailleurs, redevenu piéton, l’automobiliste tend le plus souvent à adopter des comportements à l’égard de ses ex-"compagnons de route" qui continueraient à l’énerver ou à le gêner s’il y était confronté. Il y a indéniablement là une réalité qui frise la schizophrénie.
En fin de compte, les automobilistes constituent, à n’en pas douter, un groupe à part entière. De fait, nous l’avons montré, leur comportement en tant qu’automobilistes est fortement influencé par des structures collectives. En pratiquant un rapprochement avec le concept de classe tel que l’a notamment développé Pierre Bourdieu, ces analyses révèleraient presque une forme d’habitus : c’est-à-dire qu’il existe en amont de conduites individuelles plus ou moins rationnelles des conditionnements de nature sociale ou culturelle. Cette approche privilégie une vision dans laquelle les individus sont rassemblés par des intérêts communs. A l’intérieur de ce cadre, nous nous refusons pourtant à toute généralisation. Les individus qui conduisent une automobile ne sont pas que des automobilistes et ce ne semble d’ailleurs pas être leur identité dominante. Cette pluralité, cette complexité de leur appartenance et de leur identité nous ont conduit à parler de schizophrénie mais il s’agit peut-être davantage de la révélation que chaque individu cherche à se rattacher à différents groupes, pour disposer de marges de manœuvre loin d’être absolues mais néanmoins réelles.
Pour autant, à un moment, l’une de ces appartenances se révèle forcément dominante pour l’individu. Lors des instants passés au volant d’une voiture, il est apparu clairement que des formes normatives de comportement se dégageaient sans que les automobilistes n’en aient d’ailleurs une claire conscience. Mais, hors de ce temps, il nous semble que d’autres déterminations prennent généralement le pas sur celles-ci. Il se produit alors une relative déconnexion entre le statut d’automobiliste et l’affirmation de l’individu, même si l’inverse n’est pas forcément vrai.
ibid., p.210.
association de défense des automobilistes, très active notamment dans la lutte contre les multiples formes de répression (contraventions, excès de vitesse...etc.).
Y. BOUDOISEAU, "Mourez, jeunesse !", in Les Cahiers de médiologie, Automobile, n°12, 2001, p.58.