L’automobile, un « objet social total » pour l’individu

En effet, au fil de cette présentation, si une chose apparaît certaine, c’est la possibilité que l’automobile représente pour les individus de se dégager d’un certain nombre de contraintes collectives, en commençant par le fait de se conformer à des horaires ou à des lieux d’embarquement. A tel point que les symboles attachés à ce mode de transport font par exemple que les mesures de répression à l’égard de certains comportements délictueux des automobilistes sont fréquemment perçues comme une atteinte à leur liberté individuelle. En fait, de ce point de vue, « le discours sécuritaire glisse sur le principe de plaisir comme l’incantation sur le sourd. L’automobiliste est un acteur du collectif viscéralement réfractaire aux raisons du collectif. » 313

Pour autant, cela ne conteste en rien le caractère profondément social des racines du succès automobile et le fait qu’en conquérant peu à peu notre quotidienneté, la voiture particulière s’est imposée comme un symbole puissant de l’adhésion à certaines valeurs collectives. En tant qu’objet technique tout d’abord, la voiture entretient un rapport avec les individus qui les fait adhérer inconsciemment à certaines valeurs de la société technicienne. De par sa fonction de "nouvel esclave", ce moyen de transport donne à toute personne un certain sentiment d’autorité voire de pouvoir. La masse des individus vit ainsi une situation où même « l’homme sans aucune spécialité technique, aucune compétence est, comme l’a dit Edgar Morin, maître d’une merveille de la technique, d’une chose qui marche toute seule (...). La voiture, c’est le plus grand et le plus beau jouet de l’humanité adulte. C’est la plus grande merveille de notre civilisation mécanique, car c’est la possibilité pour beaucoup d’hommes de posséder un jouet merveilleux ». 314 Comme toute innovation technique, l’automobile a pour cela fait l’objet d’un processus de socialisation, en étant reçue et adoptée par une société qui a su produire les conditions favorables à son émergence et à sa diffusion. Mais la civilisation technicienne qui a porté cet outil vers le succès est également une civilisation de la consommation et du bien-être, et « l’hédonisme contemporain s’impose à travers une gamme constamment enrichie de commodités, de moyens, où l’automobile est au premier rang. » 315 D’abord innovation techniquement performante, la voiture particulière vient servir de support à l’infini du désir. En tant qu’objet de consommation, l’automobile est alors porteuse d’une adhésion aux principes fondateurs de la société de consommation, en venant s’inscrire dans le mythe du progrès par le bien-être.

Par le biais de notions comme celles de puissance, de plaisir et de liberté, cet objet technique marchand vient s’inscrire dans cette mystique du progrès. « La volonté de posséder une mécanique perfectionnée, d’être le maître et l’auteur des performances de la voiture, rejoint le mythe prométhéen du progrès scientifique et technique. (...) c’est marquer son adhésion à la valeur collective qui fonde la société d’ordre économique : le progrès matériel. » 316 L’automobile, à tort ou à raison, est vécue comme un moyen d’action sur le monde et sur soi-même. Sa nécessité résulte d’abord de la valorisation du progrès censé nous conduire vers un bonheur soutenu par l’accumulation des richesses, elles-mêmes produites grâce au développement du savoir et du savoir-faire. Lorsqu’on remet en cause l’automobile, c’est donc bien davantage que l’on remet en cause. Pour Henri Lefebvre, ce moyen de transport fait partie du système d’alibis : « alibi pour l’érotisme, alibi pour l’aventure, alibi pour l’"habiter" et la sociabilité urbaine, l’auto est une pièce de ce système qui tombe en débris dès qu’on le découvre... Il en résulte que l’existence pratique de l’automobile, en tant qu’instrument de circulation et outil de transport, n’est qu’une portion de son existence sociale. (...) En elle, tout est rêve et symbolisme : de confort, de puissance, de prestige, de vitesse. A l’usage pratique se superpose la "consommation des signes". L’objet devient magique. Il entre dans le rêve. Le discours à son propos se nourrit de rhétorique et enveloppe l’imaginaire. » 317

Difficile dans ces conditions de définir dans quelle mesure l’automobile répond à de véritables besoins. La marchandisation générale de ces derniers rend de toute façon illusoire toute distinction entre consommations fondamentales et superflues. La voiture nous permet au mieux d’apporter un éclairage supplémentaire sur la genèse des besoins, dans une société parvenue au stade de la consommation marchande généralisée. Car elle semble être devenue de toute façon un besoin incontestable, même si ce dernier n’est pas inscrit dans notre patrimoine génétique ou notre développement psychoaffectif, même si ce n’est pas ce qu’on peut appeler un « besoin de base ». Il apparaît alors « que l’individu est conduit à désirer certains biens par le biais d’outils ou d’institutions (...) qui ont pour but d’étendre les rapports marchands à tous les domaines de la vie individuelle et sociale. Sans cesse de nouveaux produits industriels sont présentés comme des biens de première nécessité. (...) A la limite, les biens ne sont plus convoités et achetés pour leur seule fonction d’usage, mais pour leurs fonctions symboliques de statut, d’évasion, de communication, etc. De ce point de vue, l’automobile est un objet privilégié d’analyse de la transformation du désir en demande et de la demande en besoin socialement conditionné. » 318

Les représentations et la charge symbolique attachées à la voiture particulière influencent donc pour une part non négligeable sa possession et son utilisation. Nous avons vu que la voiture occupait dans la vie des individus une place à la fois fonctionnelle, comme objet pratique lié à une notion d’habitude, et affective, en tant qu’instrument de liberté et de plaisir. Par rapport à son sujet d’étude qui est les économies d’énergie, Patricia Fournier-Champelovier estime alors que cette place, qui est une « place de choix, n’incite sans doute pas les automobilistes à l’utiliser différemment (en limitant les petits déplacements consommateurs, par exemple), ou à la conduire dans un souci de limiter la consommation de carburant. » 319 En fait, l’utilisation de l’automobile est révélatrice, nous semble-t-il, d’une forme de dépendance psycho-sociologique à l’égard de ce mode, qui fait que son usage paraît être souvent plus proche de l’habitude que de l’ordre du réfléchi. Ceci explique sans doute d’ailleurs en partie l’importance de son emploi pour des déplacements urbains à courte distance, certains experts estimant même qu’à partir d’une distance de 300 mètres les automobilistes préfèrent leur véhicule à n’importe quel autre mode, y compris la marche à pied. De manière plus générale, il est vrai qu’à partir du moment où ils sont motorisés, les individus ne se posent plus systématiquement la question du choix modal dans leurs déplacements urbains. Or, l’on sait la dynamique contemporaine et l’importance des forces qui poussent à la motorisation. D’une certaine façon, « tout se passe comme si, l’investissement affectif et financier dans l’automobile trouvait des raisons à longue portée, le véhicule se pliant ensuite à des usages banaux, fréquents, à courte portée » 320 .

Ces représentations attachées à un corps de pratiques, les agents sociaux les produisent à la fois individuellement et collectivement. Elles sont associées à la détention d’un capital, que l’on pourrait qualifier a priori de technologique en tant que relatif à la possession d’une automobile, mais qui est surtout efficient à partir du moment où il est associé à d’autres espèces de capital. Ainsi, le champ de l’automobile trouve sa dynamique première dans les promesses de distribution de capital symbolique dont il se révèle pourvoyeur. Mais la production d’une demande sociale d’automobile est aussi plus largement inhérente à l’inscription de ces agents sociaux que sont les automobilistes dans d’autres champs. Dans cette perspective, il nous appartiendra par la suite d’approcher en quoi la possession et l’usage d’une automobile se révèlent finalement associés à un positionnement stratégique efficace dans ces différents champs, notamment dans le champ des déplacements et dans le champ urbain. Pour l’instant, contentons-nous de souligner en quoi la demande d’automobile, comme l’offre d’ailleurs, constitue avant tout un produit social et s’avère portée par des représentations qui font montre d’une réelle capacité à orienter les préférences des agents. Dans ces conditions, on comprend mieux la difficulté, pour ne pas dire l’inutilité, à aller à l’encontre de ces représentations. C’est pourquoi, pour pallier aux dérives observées dans la domination de ce moyen de transport, « il ne s’agit pas de supprimer l’automobile, il ne s’agit pas, non plus, de "démystifier" la voiture. Il s’agit de se servir de ces représentations positives et valorisées et de mettre en évidence les risques – selon tel ou tel comportement – de voir les fonctions, qui sont le plus appréciées dans l’automobile, altérées. » 321 A défaut et confrontés à des politiques plus agressives de remise en cause de leurs pratiques, il y a paradoxalement fort à parier que les possesseurs de voiture continueront à défendre coûte que coûte leur "pré-carré" et à se retrancher sur un espace qu’ils ont fortement investi, cette automobile qui est devenue le premier territoire de ces individus en quête de mobilité.

Notes
313.

R. DEBRAY, op.cit., p.32.

314.

V. SCARDIGLI, op.cit., p.149.

315.

G. FRIEDMANN, 7 études sur l’homme et la technique, Denoël/Gonthier, Paris, 1966, p.187.

316.

V. SCARDIGLI, op.cit., p.129.

317.

H. LEFEBVRE, La vie quotidienne dans le monde moderne, N.R.F., Idées, p.195.

318.

M. BONNET, op.cit., p.200.

319.

P. FOURNIER-CHAMPELOVIER, op.cit., p.387.

320.

PLAN URBANISME CONSTRUCTION ARCHITECTURE, op.cit., p.21.

321.

P. FOURNIER-CHAMPELOVIER, op.cit., p.391.