Les représentations : du concept au courant d’analyse géographique

« Produit et processus d’une élaboration psychologique et sociale du réel » 323 , la représentation consiste « soit à évoquer des objets en leur absence, soit lorsqu’elle double la perception en leur présence, à compléter la connaissance perceptive en se référant à d’autres objets non actuellement perçus. » 324 Les représentations spatiales permettent ainsi d’éclairer la transaction qui s’opèrent entre l’individu et son environnement. Elles conditionnent alors sa pratique de l’espace mais l’inverse est également vrai, c’est-à-dire que l’individu développe ses représentations à partir de ses propres pratiques. En la matière, l’interprétation causale devient donc obsolète du fait des perpétuelles interactions qui existent au sein du couple "représentations – pratiques spatiales".

S’intéresser aux représentations semble néanmoins impliquer une mise en avant du sujet et de sa subjectivité. C’est d’ailleurs une des principales caractéristiques de l’ancienne géographie de la perception, devenue géographie des représentations. Inspirée par la psychologie cognitive et développée à partir de la géographie anglo-saxonne de la perception et du comportement qui émerge dans les années 60 aux États-Unis en réaction à la géographie quantitative, elle incarne dans sa discipline un courant phénoménologique, humaniste voire existentialiste. Tenant de l’individualisme méthodologique, cette approche phénoménologique repose sur la prise en compte première de l’individu en tant que tel. Antoine Bailly considère ainsi que « l’espace n’existe qu’à travers les perceptions que l’individu peut en avoir, qui conditionnent nécessairement toutes ses réactions ultérieures. » 325 En ce sens, l’homme devient, plus que sujet, « acteur géographique, le lieu est son espace de vie ; toutes les relations s’y mêlent dans un écheveau de liens véhiculant nos sentiments personnels, nos mémoires collectives et nos symboles. » 326 Pierre Sansot retranscrit bien cette philosophie d’ensemble en expliquant alors que « la ville se compose et se recompose, à chaque instant, par les pas de ses habitants ». 327 On peut également souligner que c’est une voie qui a introduit en géographie le questionnement ancestral sur le statut du réel et des objets, car elle suppose d’une certaine façon que « l’objet observé ne demeure pas identique à lui-même à partir de l’instant où je l’observe. » 328 En fin de compte, on ne reconnaît pas ici l’existence d’une réalité géographique extérieure à l’homme car c’est ce dernier qui la crée à travers la perception qu’il en a. Il s’agit donc de considérer l’espace par rapport à la représentation qu’en ont les individus.

Plusieurs concepts et outils d’analyse sont venus appuyer cette nouvelle façon d’étudier l’espace. Les principaux sont :

  • d’abord la notion d’espace de vie, qui comprend l’ensemble des lieux fréquentés par l’individu et qui correspond à l’espace concret du quotidien, à l’aire des pratiques sociales ;
  • ensuite l’espace représenté, qui fait intervenir l’imaginaire, le rêve, mais dont nous verrons qu’il est aussi construction individuelle et collective ;
  • enfin, sans doute le plus fameux, l’espace vécu, concept popularisé par Armand Frémont et qui peut être considéré comme la synthèse des deux précédents, englobant l’ensemble des lieux fréquentés par l’individu mais aussi les interrelations sociales qui s’y nouent et les valeurs psychologiques qui y sont projetées et perçues.

Ce survol des principaux concepts de ce que nous avons appelé la géographie des représentations mérite enfin que l’on resitue quelques-unes des notions qu’elle propose dans un schéma d’analyse unifié et global. Dans cette optique, Guy Di Méo propose de considérer que « l’édifice construit sur les bases de la matérialité et des pratiques (l’espace de vie) s’enrichit de la pulpe des échanges sociaux (espace social), des charges émotives, des images et des concepts individuels, quoique d’essence sociale, qui forgent notre représentation du monde sensible et contribuent à lui conférer du sens (espace vécu). » 329 Ce recadrage nous donne d’ailleurs l’occasion d’insister sur ce qui constitue à notre sens un des écueils potentiels de l’approche commune à ce courant de pensée : la tentation de se contenter d’une vision de l’espace purement subjective et de se résoudre à abandonner une lecture du monde en tant que produit sociétal.

Notes
323.

D. JODELET, Les représentations sociales, Paris, P.U.F., 1989, p.13.

324.

J. PIAGET, B. INHELDER, op.cit., p.157.

325.

1977, cité in R. FERRAS, Ville : paraître, être à part, Reclus, 1990, p.35.

326.

A. BAILLY, 1989, cité in A. BAILLY, R. SCARIATI, L’humanisme en géographie, Anthropos, Paris, 1990, p.158.

327.

P. SANSOT, op.cit., p.139.

328.

H. GUMUCHIAN, De l’espace au territoire. Représentations spatiales et aménagement, Collection Grenoble Sciences, 1988, p.37.

329.

1998, ibid., p.127.