Se positionner dans le débat entre approche individualiste et holiste ?

Si les représentations individuelles mettent d’elles-mêmes en relation le réel, le sujet psychologique et le sujet abordé dans sa dimension sociale, avec son apprentissage et ses codes sociaux, nul n’échappe totalement à ce choix qui consiste à mettre en avant une des facettes de cette réalité, donc à privilégier, dans l’explication scientifique, les paramètres individuels ou les paramètres sociaux.

En ce qui nous concerne, nous ne contestons absolument pas le fait que les individus possèdent un degré d’autonomie dans leurs représentations et leurs pratiques spatiales. Il nous apparaît également clairement que la complexité des conditionnements sociaux rend difficile et dangereux tout déterminisme. Enfin, nous reconnaissons volontiers que l’échelle individuelle constitue le niveau élémentaire pour lequel les représentations et les pratiques de l’espace font sens. Les phénomènes collectifs résultent donc d’actions individuelles, dans une perspective où ces individus ne sont pas de simples jouets des structures sociales. En revanche, nous ne pouvons ignorer qu’un univers de structures existe bel et bien en dehors des individus qui le conçoivent. Soulignant l’importance des structures mentales portées par les individus et « tranchant ce débat stérile entre "psychologisme" et "sociologisme", Pierre Bourdieu (P. Bourdieu 1979, 1980) a montré que pratiques et représentations résultent en permanence, pour chaque individu vivant en société, d’un double processus (mental) "d’intériorisation de l’extériorité" et (social) "d’extériorisation de l’intériorité". Cela signifie que si les structures sociales objectives conditionnent la subjectivité, cette dernière, en s’autonomisant, rétroagit aussi sur le contexte social qui l’a produite. » 330 Gardons-nous alors de nier toute détermination sous prétexte de la simplification inhérente aux analyses purement déterministes. Autant en matière de perception que de représentation, et donc de pratique, ces déterminations et conditionnements collectifs, sociaux ou culturels nous apparaissent incontournables.

En partant du principe qu’une organisation du monde s’impose tout de même à notre perception et à nos représentations et que ces dernières sont également produites et véhiculées par les groupes sociaux ou les instances du pouvoir, nous considérons finalement que la ville est bien une réalité différemment vécue et pratiquée, mais plutôt en fonction de positionnements collectifs. Nous restons donc fidèle à nos présupposés théoriques originels, même si certains apports de la géographie des représentations nous permettent d’élargir et d’enrichir notre champ d’investigation.

En faisant de l’espace vécu une des dimensions de la position sociale et en insistant sur le lien entre les conditionnements sociaux et « les formes de représentation, de pratiques, de manifestations socioculturelles sur la ville » 331 , c’est finalement de territorialité dont il est implicitement question. L’espace redevient ainsi, avant tout, « un produit progressivement construit par les sociétés, à leur image ou en fonction de l’image qu’elles se donnent d’elles-mêmes, dans l’historicité de leurs pratiques ». 332 L’étude des représentations s’avère intéressante par ce qu’elles peuvent signifier en elles-mêmes mais également indispensable afin de comprendre certaines pratiques spatiales, tant il est vrai qu’« il existe des images des lieux qui touchent à nos êtres, aux mémoires collectives..., au-delà des paysages et des pratiques dites objectives ; et sans ces images, comment pourrait-on comprendre ces mêmes pratiques ? » 333 Pour autant, la territorialité ne peut se réduire à l’espace vécu. Si le territoire se construit aussi par des pratiques et des croyances, le caractère profondément social et culturel de ces dernières fait qu’il reste en premier lieu un élément appris par les individus. Ce territoire qui apparaît comme une construction sociale et un produit de l’histoire, chaque acteur social peut certes le déformer mais il contribue également à la reconstituer, au fil de ses pratiques et de ses représentations ; « les procédures psychologiques restent subordonnées, sur ce point, aux modèles culturels transmis ou édifiés : appropriation, pouvoir, représentations s’y combinent. » 334

Sans trancher complètement entre les deux termes de ce que Pierre Bourdieu considère comme une alternative ruineuse entre individualisme et holisme, on aura bien compris qu’à notre sens, les individus sont d’abord agents avant d’être véritables acteurs. Même si on peut admettre que le social, et donc le territoire, ne se décodent qu’à la faveur d’actions individuelles, nous sommes alors d’avis que ces dernières persistent à ne revêtir leur véritable sens que par référence au contexte qui contribue à les susciter.

Notes
330.

G. DI MEO, 1998, op.cit., p.65.

331.

R. FERRAS, op.cit., p.20.

332.

J.B. RACINE, Les représentations en acte, 1985, cité in G. Di Méo, 1991, op.cit., p.126.

333.

A. BAILLY, R. SCARIATI, op.cit., p.161.

334.

M. RONCAYOLO, op.cit., p.189.