Les cartes mentales : questionnement sur un outil d’analyse des représentations et des pratiques spatiales

Mais qu’y-a-t-il dans la tête des individus ? A cette question, le géographe aura tôt fait de répondre : des cartes ! Mentales bien sûr…

Ces dernières constituent en effet l’un des instruments de travail les plus intéressants de la géographie des représentations. Supposées être une des principales méthodes de recueil et de traitement des représentations, elles constituent, selon Downs et Stea, « la plus évidente des métaphores spatiales » 335 . La carte mentale n’est cependant que le produit, l’expression graphique du processus de cartographie mentale qui regroupe « l’ensemble des activités cognitives ou mentales qui nous permettent de nous rappeler, et de manipuler les informations relatives à l’environnement spatial. » 336 La cartographie mentale est donc un processus extrêmement utile à l’individu pour résoudre ses problèmes spatiaux, en substituant la cognition à la perception. En revanche, dans quelle mesure un travail à partir de cartes mentales peut-il constituer une base scientifique intéressante, pertinente et fiable ?

A priori, il s’agit à l’évidence d’un matériau riche en promesses, nous offrant de découvrir les représentations spatiales des individus à partir de simples dessins. Néanmoins, ce matériau recouvre à la fois un indiscutable et extraordinaire intérêt intellectuel, et une utilisation scientifique sujette à des nombreuses réserves. Il comporte en effet plusieurs limites et de nombreux écueils.

D’abord, si la carte mentale est la représentation mentale de l’environnement géographique d’un individu, elle évolue, chez celui-ci, selon l’âge, selon ses connaissances et ses pratiques spatiales et doit donc être considérée sous un angle dynamique, en tant que processus. C’est non seulement un produit en perpétuel devenir mais également un produit dont la richesse n’est pas indifférente à l’appartenance sociale de l’individu, à son âge, à sa familiarité avec le milieu urbain, à son ancienneté dans un espace ou encore à sa façon de s’y mouvoir. En outre, la différence d’entraînement à la conception et au dessin de cartes, les capacités physiques et mentales ou tout simplement les talents graphiques interviennent aussi dans leur réalisation. 337 Ce sont là autant d’éléments qui accroissent la complexité de leur interprétation. Mais ces difficultés, après tout inhérentes à nombre de démarches scientifiques, ne constituent pas des motifs suffisants pour renoncer à y recourir.

La limite la plus évidente de cet outil tient au fait que, si la conception d’une carte mentale évoque les représentations de la personne enquêtée, elle n’équivaut pas à une mise à plat totale de celles-ci. « Entre représentations et cartes mentales se localisent le procédé graphique et le code de communication, eux-mêmes expression de paramètres physiques et sociaux largement indépendants des représentations elles-mêmes. » 338 De plus, les véritables cartes mentales des individus ne sont pas nécessairement des représentations visuelles de l’espace. Pour certains, les sons et les odeurs jouent un rôle aussi important que les informations visuelles. Pour d’autres, une image ne vaut pas un mot. Quant aux représentations verbales, elles passent à travers les mailles du filet.

Ces mêmes facteurs limitants se retrouvent lors de l’exploitation et du traitement des cartes mentales. Écartelée entre le recours à des méthodes quantitatives et à des raisonnements psychologiques, l’interprétation peine à trancher ce dilemme. Les techniques quantitatives s’avèrent fort utiles et constituent de sérieux supports d’analyse. Mais elles ne peuvent épuiser à elles seules l’intérêt des cartes mentales, sous peine de parvenir à des conclusions incomplètes ou réductrices. Elles nécessitent donc un complément psycho-sociologique interprétatif qui peut s’aider, comme le préconise Kevin Lynch, d’un supplément d’information provenant d’un entretien. Ensuite, « le traitement de cette information "cartes mentales" impose la construction d’un modèle dans lequel sont mis en évidence les points communs à l’ensemble de ces cartes collectées. » 339 On effectue en fait une double comparaison. Les cartes mentales sont rapportées à la réalité du terrain afin d’identifier les biais mais sont aussi confrontées les unes aux autres pour mieux identifier les variables explicatives. Cette seconde opération est, et de loin, la plus délicate. Parvenir à dégager des régularités n’est déjà pas chose facile. D’ailleurs, tous ceux qui s’y sont essayés le reconnaissent : « s’attendre à trop de similarité c’est mal comprendre la nature du processus de cartographie mentale. (...) La cartographie mentale ne reproduit pas ; elle sélectionne, construit et organise. » En somme, « il n’existe pas une réponse à la question de savoir si les cartes mentales sont similaires. Elles sont à la fois semblables et dissemblables. Par dessus tout, elles sont le produit d’un processus qui répond à la fois à des exigences sociales et à des besoins individuels. » 340

La complexité du travail sur les cartes mentales augmente encore lorsque l’on recherche ce qui peut expliquer régularités et différences. A partir de représentations du quartier et de la ville collectées auprès de résidents lyonnais, nous avons souhaité voir si les ressemblances et les tendances dégagées étaient explicables par une analyse plaçant au premier plan l’utilisation du mode de déplacement. Or, à ce niveau, les limites de l’analyse nous semblent être devenues définitivement rédhibitoires : du fait du grand nombre de facteurs et de la corrélation entre certains d’entre eux, il nous est apparu irréaliste de démontrer que le moyen de transport utilisé était bien le facteur explicatif le plus pertinent d’une particularité cartographique et que nul autre facteur, ou conjonction de facteurs, ne pouvait prétendre à un tel rôle ; au final, la corrélation entre ce facteur du mode de déplacement considéré isolément et certaines spécificités de la représentation s’est avérée impossible à définir correctement.

Évidemment, il ne s’agit pas ici de rejeter totalement les cartes mentales en tant qu’outil de connaissance scientifique. Celles-ci nous apparaissent toujours intéressantes lorsqu’il s’agit d’étudier par exemple les représentations et les pratiques que les individus ont d’un espace spécifique, l’influence d’une nouvelle infrastructure sur l’évolution de la perception d’un quartier ou encore plus globalement l’image de la ville. En revanche, leur pertinence nous paraît s’estomper quand on cherche à définir l’importance d’un caractère propre, comme le moyen de transport utilisé, dans les pratiques et les représentations spatiales – et ce d’autant plus que personne n’est exclusivement piéton, usager des transports en commun ou automobiliste. Cet abandon de l’utilisation des cartes mentales en tant qu’outil d’analyse résulte donc d’un choix scientifique raisonné et justifié. Au mieux, pourrons-nous utiliser les cartes collectées en tant qu’illustration de nos propos, ce qui n’est pas d’ailleurs sans risques, notamment celui de légitimer a posteriori nos analyses grâce à un outil dont nous avons montré les limites présentes. C’est pourquoi l’utilisation que nous en ferons ne doit pas être interprétée dans cette perspective mais bien comme un procédé illustratif de conclusions qui ne leur doivent rien.

Notes
335.

R.M. DOWNS, B.D. STEA, Des cartes plein la tête. Essai sur la cartographie mentale, Edisem, Québec, 1981, p.170.

336.

R.M. DOWNS, B.D. STEA, p.4.

337.

Même si différentes méthodes peuvent être utilisées pour pallier à cette difficulté : cf. G. VIGNAUX, "Schémas cognitifs et cartographies mentales. Le réseau des transports parisiens", in Les Annales de la rechercher urbaine, n°39, pp.56-67.

338.

A. BAILLY, B. DEBARBIEUX, op.cit., p.162.

339.

H. GUMUCHIAN, op.cit., p.148.

340.

R.M. DOWNS, B.D. STEA, op.cit., p.86.