La société des individus 341 dans laquelle nous vivons confère une portée capitale aux questions d’agrégations individuelles et de conditionnements collectifs. Tiraillée entre ces deux sphères fondamentales – individuelles et collectives –, l’explication scientifique a besoin, pour en décrypter les interrelations, de concepts analytiques pertinents. L’explication géographique doit, quant à elle, concilier ces desseins avec un souci de compréhension des phénomènes spatiaux. Trois notions, développées notamment par Guy Di Méo, répondent, selon nous, à ces visées : il s’agit des concepts d’espace objectivé, de métastructure et de formation socio-spatiales.
La métastructure socio-spatiale est propre à chaque individu. Elle se forme à partir de l’espace vécu, de l’espace perçu, mais aussi de l’espace imaginé dans le cadre de ses rapports sociaux. Elle lui permet notamment de se situer par rapport à la société. A travers sa pratique de l’espace et ses rapports sociaux, l’individu se construit, jour après jour, sa métastructure socio-spatiale : articulant des territoires compacts et des réseaux diffus, « structure-espace floue, plasma extensible et rétractile d’essence sociale, ses formes épousent et traduisent les destinées socio-économiques contingentes du sujet qui la décrit et lui donne vie par le miracle permanent de ses représentations » 342 ; l’espace résidentiel, l’habitat et les lieux les plus communs qui l’escortent, y constitue un ensemble de structures territoriales élémentaires ; au-delà de celles-ci, la métastructure forge l’unité de l’espace vécu que l’acteur social construit en maille ou en réseau.
En renvoyant à l’espace tel qu’il est perçu, représenté et vécu par les individus, les métastructures socio-spatiales sont d’abord l’œuvre spécifique des acteurs. Mais, comme le montre leur superposition, elles n’échappent pas aux conditionnements socio-culturels. Les individus étant des êtres sociaux, leurs représentations, leurs pratiques et leurs perceptions ne peuvent faire abstraction de cette dimension.
Simplement, il existe des médiations entre les sujets et leur environnement socio-culturel. Cela peut être la médiation du discours ou de l’image par exemple, qu’un exemple relatif à la perception illustre bien : en effet, on a souvent tendance à croire que, contrairement aux représentations, celle-ci est d’essence purement individuelle ; or, à travers sa retranscription dans le langage, on constate que certaines ethnies distinguent plusieurs types de blanc, là où d’autres n’en distinguent qu’une, ce qui montre bien que la perception des couleurs est aussi déterminée par l’appartenance culturelle ; finalement, « les perceptions sensorielles paraissent l’émanation de l’intimité la plus secrète du sujet, mais n’en sont pas moins socialement et culturellement modelées. » 343 Mais c’est aussi, et surtout pour ce qui nous concerne, la médiation de l’espace. La matérialité du territoire pèse en effet sur les métastructures socio-spatiales. Nos perceptions et plus encore nos représentations se construisent à partir d’un double influx : celui qui émane de notre psyché, mais aussi celui qui transite par l’espace que nous nous représentons. Or, ce dernier est puissamment normé. Ses structures objectives et les signes qu’elles émettent canalisent notre perception et contribuent à façonner nos représentations. Derrière les métastructures socio-spatiales, s’impose donc un espace objectivé, rationalisé de longue date par l’action sociale, forgé par la succession historique des formations socio-économiques et de leurs modes de production dominants. Cette objectivation, en induisant des normes de production idéelles, conditionne donc les métastructures individuelles par la médiation de l’espace et de sa matérialité.
Par conséquent, « lorsque l’on suggère la superposition de métastructures socio-spatiales multiples et hétérogènes, c’est à un tout autre concept, différent de celui d’espace vécu qu’il convient, selon [Guy Di Méo], de faire appel. Nous parlerons de territoire et de formation socio-spatiale. (...) Fréquentés, vécus et investis par le sujet social, les lieux des métastructures deviennent des territoires ; un territoire d’autant mieux reconnu que les pratiques sociales lui confèrent un sens commun. » 344 En proposant l’outil conceptuel des formations socio-spatiales, Guy Di Méo parie sur l’existence d’un rapport entre les structures objectivées de l’espace, façonnées par les forces institutionnelles, et les représentations individuelles qui s’en nourrissent et les nourrissent. Ces phénomènes révèlent ainsi la nature éminemment dialectique des rapports espace-société. Car, tandis que le sujet social donne du sens à ses représentations, l’espace se comporte dans l’acte perceptif comme un signifiant portant sa part de sens.
Finalement, si c’est bien la superposition des expériences socio-spatiales individuelles qui accouche à travers un imaginaire collectif d’un véritable territoire, il existe parallèlement une territorialité qui forge au contraire une géographie suffisamment objective pour que les acteurs sociaux l’identifient et, le cas échéant, s’approprient ses éléments. Le territoire participe alors du conditionnement social des individus par l’adoption de schèmes collectifs de perception et par l’acquisition et l’usage de codes sémantiques. La territorialité constitue, quant à elle, un moyen de ramener l’individu à sa condition de sujet interprétant un environnement chargé de signes et de symboles.
Trouver des métastructures socio-spatiales aux caractéristiques proches pour l’ensemble des automobilistes permettrait donc de conclure à l’influence dominante en la matière de formes d’objectivation de l’espace. Cela suppose de travailler sur l’espace géographique pour étudier le territoire, tout en sachant que les liens entre espace et territoire fonctionnent à double sens : l’espace est incontestablement le matériau à partir duquel sont construits les territoires ; mais il est tout autant le produit de la territorialisation et, de ce fait, une matrice. Seulement, comme l’espace géographique est exclusivement d’ordre matériel, la réflexion doit s’enrichir des sens et des pratiques de cet espace. C’est ainsi que se révéleront les phénomènes d’appropriation de l’espace qui constituent, rappelons-le, l’assise de la genèse du territoire.
C’est le titre d’un livre du sociologue allemand Norbert Elias.
G. DI MEO, 1991, op.cit., p.127.
D. LE BRETON, Les Passions ordinaires, Anthropologie des émotions, Armand Colin, 1998, p.64.
G. DI MEO, 1991, op.cit., p.140-142.