Si se déplacer avec un certain mode détermine un certain type de rapport à l’espace urbain, c’est d’abord par le biais du procès perceptif. Le particularisme lié au déplacement automobile dans un cadre urbain se révèle en effet dès la phase de perception de cet environnement par l’individu. Quelques rares recherches, œuvres de psychologues pour la plupart, en ont analysé les modalités. Ainsi, Carr et Schissler 346 rapprochent la perception de l’espace par l’automobiliste de celle d’un simple observateur de la ville : celui-ci « se souvient des éléments qu’il a vus le plus longtemps, et de ceux qui, par leur forme, leur volume, leur structure, leur couleur ressortent du paysage. Le codage modifiera ensuite l’ordre de classement des souvenirs. » 347 Ce sont, selon eux, les éléments distinctifs dotés d’un nom frappant ou simple à prononcer qui seront le plus facilement codés.
La "perception automobile" de l’espace urbain ne relève pourtant pas d’une logique aussi simple. En premier lieu, elle n’admet pas un caractère linéaire et intangible. Selon l’attention que l’on prête au trajet, l’importance du trafic, l’expérience du conducteur, sa connaissance de la ville ou encore la vitesse du véhicule, les automobilistes n’appréhenderont pas l’environnement urbain de la même façon et n’en tireront pas les mêmes images : parmi les variations de ces conditions d’utilisation, il apparaît que « "le facteur essentiel est l’espace-temps, linéaire et chronologique, qui se compose et se détruit au fur et à mesure que s’effectue le déplacement" (Bertrand, 1974). Suivant la rapidité, le sens de la progression, le but à atteindre, la perception de l’automobiliste varie (Appleyard, 1964). » 348
Pourtant, quelques grands principes perceptifs se révèlent finalement récurrents. La perception est à l’évidence fonction de la mobilisation des sens humains. Or, en voiture, ces derniers se réduisent presque exclusivement au sens visuel, le véhicule agissant comme un filtre qui laisse peu de place à l’odorat ou à l’ouïe dans l’appréhension de l’environnement urbain. Au demeurant, la vision de l’automobiliste elle-même est partielle, limitée voire déformée. Appleyard a ainsi noté que, contrairement au piéton qui tend davantage à remarquer les détails visuels, le migrant automobile se contente le plus fréquemment d’ensembles généraux, souvent formés par la répétition d’éléments, comme les arbres le long d’une voie de circulation. Le même auteur, dans des recherches ultérieures menées en collaboration avec Lynch et Myer 349 sur le paysage de l’automobiliste, complexifie sa problématique en reliant le procès perceptif aux nécessités inhérentes au déplacement automobile. Ainsi, « l’environnement, pour être vécu depuis la voiture, doit apporter une certaine satisfaction : l’automobiliste lie repères et espaces vécus, ce qui lui permet de s’orienter et de suivre son déplacement. » 350
La démarche de Hall à ce propos reprend sensiblement les mêmes éléments, même si elle se veut plus sociale. Il admet que, « non seulement la voiture coupe ses occupants du monde extérieur en les enfermant dans un cocon de métal et de verre, mais en fait elle émousse également la sensation du mouvement dans l’espace. La disparition de cette impression ne résulte pas seulement de l’isolation par rapport à la surface du sol et au bruit, mais elle a aussi une origine visuelle. Le conducteur lancé (...) se déplace dans le flot de la circulation et le détail de l’environnement immédiat est pour lui brouillé par la vitesse. » 351 A l’instar de beaucoup d’autres, Hall fait de la vitesse l’élément clé de la spécificité du "rapport automobile" à l’espace. « La vitesse de l’auto ne brouille pas seulement les images proches, elle altère profondément le rapport global avec le paysage. (...) [A vitesse réduite, les] espaces, les distances et le paysage tout entier prennent une signification plus intense. A mesure qu’augmente la vitesse, la participation sensorielle décroît progressivement jusqu’à disparaître complètement. (...) L’élasticité des ressorts, des sièges et des pneus, la direction assistée et la lisse monotonie des routes, contribuent à une expérience irréelle de notre terre. » 352
Les caractéristiques techniques de l’automobile, au premier rang desquelles la possibilité de se déplacer rapidement, déterminerait donc des conditions de perception qui seraient à l’origine d’une appréhension particulière de l’espace, mais aussi d’un rapport spécifique aux autres individus – pas uniquement automobilistes cette fois-ci. Ces deux facettes sont indissociables pour qui entend parler de territoire, car « l’appropriation ne porte pas d’abord sur de l’espace, mais sur telle relation entre une forme de sociabilité et l’espace. » 353 Ainsi, pour Hall, « la voiture isole l’homme de son environnement comme aussi des contacts sociaux. Elle ne permet que les types de rapport les plus élémentaires, qui mettent le plus souvent en jeu la compétition, l’agressivité et les instincts destructeurs. » 354
Outre ces éléments de sociabilité, les réflexions de Hall ont le mérite de nous interroger sur le statut de l’espace pour l’automobiliste. Cette expérience irréelle de l’espace matériel, renforcée par une atténuation progressive de la participation sensorielle, à laquelle semblent être condamnés les utilisateurs de la voiture particulière, ne réduit-elle pas l’espace urbain, dans les représentations de ces derniers, à sa seule dimension de paysage ?
S. CARR, D. SCHISSLER, "The city as a trip", in Environment and Behavior, vol.1, n°1, 1969.
cités in A.S. BAILLY, La perception de l’espace urbain, Centre de Recherche d’Urbanisme, Paris, 1977, p.106.
A.S. BAILLY, op.cit., p.36.
D. APPLEYARD, K. LYNCH, J. MEYER, The view from the road, Cambridge, MIT Press, 1965. Les auteurs s’y livrent à une analyse introspective des déplacements en voiture à New York, Hartford, Boston et Philadelphie.
A.S. BAILLY, op.cit., p.103.
E.T. HALL, op.cit., p.216.
ibid., p.217.
J.F. AUGOYARD, Pas à pas. Essai sur le cheminement quotidien en milieu urbain, Editions du Seuil, Paris, 1979, p.84.
ibid.