Quand l’espace urbain se réduit à quelques signes dans un paysage qui tient du décor

Le paysage est par définition une interprétation, une représentation de l’espace. Dans le sens où nous l’entendons, un paysage n’existe donc pas en tant que tel, « il est l’expression visible, la représentation perceptible du milieu géographique » 355 . Il tient alors de l’image. Que cette dernière soit construite de toute pièce, instrumentalisée ou plus spontanée car née des pratiques individuelles, là n’est pas pour l’instant la question. Ce qui nous semble essentiel, c’est d’abord cette propension, propre à l’automobiliste, à réduire l’espace à sa seule dimension paysagère – même si cela n’est pas forcément réducteur : ainsi Augustin Berque, en envisageant le paysage comme une médiation, lui confère une importance et une fonction essentielles car « la motivation paysagère qui nous met en prise avec notre environnement participe à l’institution de la conscience qu’une société a d’elle-même, c’est-à-dire, en définitive, à l’institution de la société. » 356

Tel que nous le considérons ici, le paysage reste en fait fortement affilié à la genèse du concept. 357 Né d’un processus de distanciation de l’homme par rapport à son milieu, il relève originellement d’une stratégie d’image. Sans se départir d’une fonction d’« artialisation » 358 à dominante esthétique, le paysage s’avère être rapidement un moyen d’affirmation sociale et de domination politique. Il tient donc à la fois du décor, de la représentation tout en étant porteur de symboles et de signes. Mais si, en géographie comme ailleurs, formes et fond ne sont jamais totalement dissociés, l’appréhension des premières ne suffit pas à comprendre et à s’approprier totalement le second.

En ayant une expérience corporelle de l’espace urbain extrêmement réduite, les automobilistes tendent à le considérer comme un décor, l’appauvrissant ainsi considérablement dans son contenu même, notamment en sens. Or, "consommer" l’espace urbain comme une simple image n’est pas sans conséquence. Car cet espace « ne s’adresse pas à l’œil seulement, mais concerne le corps entier et ne peut, sous peine de réduction, être traité dans le seul cadre d’une esthétique de la vision. » 359 Cela revient à dissocier nettement la matérialité spatiale dans toute sa complexité d’une représentation forcément simplifiée. Les pratiques socio-spatiales s’en trouvent obligatoirement affectées.

Ce processus s’opère en réalité par sélection des éléments spatiaux. Tous ne subissent pas ce sort et certains au contraire acquièrent pour les automobilistes une importance et un sens parfois inattendus. Ceux qui échappent à la règle sont en fait ceux qui sont directement concernés par l’acte de déplacement, que ce soit des éléments constants et fondateurs (les "couloirs de progression" de l’automobile, la chaussée des rues ou les routes avec leurs panneaux de signalisation) ou des éléments singuliers (accidents de parcours qui enrichissent le cheminement, carrefours, monuments ou bâtiments distinctifs... etc.). Les premiers constituent ce que nous appellerons l’espace de la mobilité. Les seconds appartiennent simplement à l’espace urbain mais acquièrent, pour le migrant automobile, une utilité de premier ordre. Ils servent de points de repères lors du déplacement. Ils permettent de baliser le paysage urbain et, dans une certaine mesure, le qualifient en le valorisant et en le situant. Ils participent alors de cette lisibilité de la ville chère à Kevin Lynch. Dans les parties de la ville qui ne sont que traversées par l’automobiliste, ce dernier retient et distingue quelques éléments de repères éminemment porteurs de sens. Ces lieux, ces places, ces monuments, ces éléments distinctifs du décor sont ainsi valorisés pour des motifs fonctionnels, historiques ou culturels. Mais l’espace urbain dans son ensemble s’en trouve singulièrement appauvri, réduit à quelques éléments qui n’épuisent pas sa richesse et sa complexité.

Cette propension devient problématique dès lors qu’on attribue une certaine importance aux fonctions assurées par cet espace. En effet, les questions que pose cette "appréhension automobile" de l’espace urbain ne sont pas anodines : la valorisation, dans l’esprit des automobilistes, de l’espace de mobilité au détriment du reste de l’espace urbain n’alimente-t-il pas un processus d’extension du premier qui tend à modifier, voire à altérer, encore davantage le second ? Celui-ci, appauvri en sens, continue-t-il alors à assumer les fonctions qui étaient les siennes avant l’ère de l’automobile ? Pour répondre à ces questions, il apparaît utile de s’intéresser notamment à la notion d’espace public.

Notes
355.

P. BAUD, S. BOURGEAT, C. BRAS, Dictionnaire de géographie, Initial, 1995, p.109.

356.

A. BERQUE, Du Geste à la cité. Formes urbaines et lien social eu Japon, Paris, Gallimard, 1993, p.241.

357.

Pour approfondir ce point, il est notamment possible de se reporter à l’intéressant article de François TOMAS, "Du paysage aux paysages, pour une autre approche paysagère", in Revue de Géographie de Lyon, volume 69, 4/94, pp.277-286.

358.

L’expression est de François TOMAS.

359.

F. CHOAY, "La Ville d’aujourd’hui", in G. DUBY (dir.), Histoire de la France urbaine, tome V, Seuil, 1985, p.253.