L’appropriation de l’espace public avec un espace privé (auto)mobile

Alfred Sauvy, dans son fameux essai sur l’automobile, nous rappelait, sinon la finalité, du moins les fonctions premières de l’automobile : « elle nous prend chez nous, à notre porte, avec nos bagages, nous isole du reste du monde, tout en nous transportant selon nos désirs, à notre gré. » 360 Outre l’aspect utilitaire, il soulignait ainsi implicitement que posséder et utiliser une voiture revenaient finalement à privilégier un accès privé à la mobilité dans l’espace public.

L’automobile a tout en effet d’une sphère et d’un espace privés se déplaçant dans l’espace public. D’où le rapprochement souvent pratiqué entre ce moyen de transport et le logement : la voiture particulière tiendrait de la chambre mobile, de la maison par appendice ; « le conducteur, enfermé dans son véhicule, semble réaliser un désir d’intimité et l’on a souvent dit que l’automobile constituait une seconde maison. Mais il faudrait ajouter – ce qui modifie l’analyse du phénomène – qu’il doit s’agir d’une maison ambulante, d’un dedans qui se reconquiert, à chaque instant, comme dedans par rapport à un dehors qui l’assaille ; en quoi, elle s’oppose à d’autres lieux clos immobilisés comme la maison ou comme le bureau. Aussi quand un véhicule s’immobilise, son conducteur ne peut jouir de son intimité ». 361 La voiture particulière n’est donc pas tout à fait un espace privé comme les autres, même si elle l’est indubitablement.

D’ailleurs, il semble bien que les automobilistes soient devenus au fil du temps de véritables habitants de leur véhicule. Ils individualisent et s’approprient désormais totalement ce qui n’était au départ qu’un produit de consommation standardisé. Ils personnalisent et "meublent" l’intérieur de leur véhicule avec des éléments qui ne sont pas forcément choisis pour leur valeur fonctionnelle : gadgets variés, tapis de sol, housses confortables, ventilateur, parfum d’ambiance, autoradio, téléphone... etc. « La voiture reproduit, en effet, quelque chose du salon. On y est confortablement installé, proche par nécessité les uns des autres, ce qui favorise les interactions et la civilité. Le sentiment d’être chez soi, dans une situation confortable où rien ne peut arriver, l’assurance, l’ambiance sociale sont autant de facteurs qui poussent à nier ce qui se passe au-delà. » 362 L’habitacle de leur véhicule constitue alors un véritable espace de vie pour les automobilistes. Simplement, cet espace de vie est d’essence purement privée. Même durant l’activité de conduite, c’est dans cet espace restreint que le conducteur noue l’essentiel de ses relations de sociabilité. Celles qu’il tisse avec l’extérieur sont, nous l’avons vu, de faible consistance et largement dépersonnalisées. D’ailleurs, même s’il est seul dans son véhicule, il n’essaie généralement pas de tisser des liens de sociabilité avec son environnement extérieur proche, le maintien à tout prix de liens de sociabilité de proximité n’étant normalement pas sa préoccupation principale.

Ce comportement n’est pas éloigné d’une certaine demande d’isolement, d’un « repli alvéolaire » selon l’expression de Paul Yonnet. En privilégiant, lors de son parcours dans l’espace public, son maintien dans une sphère privée, l’automobiliste obéit à une logique de carapace, de bulle protectrice. Cela participe d’une protection de la part de l’individu contre les aléas potentiels du cheminement dans l’espace public, que ce soit des événements extérieurs, comme les intempéries par exemple, mais aussi par ricochet de la rencontre avec "l’autre". Nous ne reviendrons pas sur les relations spécifiques qui se tissent entre les utilisateurs de la voiture particulière et que nous avons décrites au chapitre précédent, relations à faible consistance, sans confrontation concrète et dans lesquelles l’alter ego automobiliste est avant tout considéré en tant que véhicule étranger voire en tant qu’obstacle. Simplement, la relation humaine et personnalisée de ces migrants avec les autres usagers de l’espace semble aussi dégradée : si le piéton et le cycliste avancent pourtant "à visage découvert", ils sont souvent au mieux des éléments du paysage, au pire des obstacles lorsqu’ils s’aventurent sur la chaussée ; l’attitude des conducteurs est d’ailleurs particulièrement éloquente à cet égard. En fait, « l’auto boit l’obstacle mais sépare les hommes et la nature. Le déplacement est parfois facilité mais la communication appauvrie. » 363

Cette forme de sociabilité véhiculée voire désirée par les automobilistes se trouve inévitablement transposée dans leur relation à l’espace public urbain. Or, ce dernier est d’une certain façon le "gardien de l’urbanité". Il assure inlassablement l’association de la forme spatiale et de la civilité. Il est le lien indéfectible entre l’espace urbain et la sociabilité urbaine. En assurant un haut niveau de potentialité d’interdépendances entre les citadins, l’espace public est, à l’intérieur de l’espace urbain, un lieu de rencontre privilégié. Pour que ce rôle soit effectif, le mouvement dans son ensemble, et la mobilité en particulier, sont absolument nécessaires. Seulement, les particularismes du déplacement automobile que nous avons mis en évidence impliquent un processus qui suit une direction divergente.

Privé d’une expérience concrète de l’environnement urbain, positionné dans sa bulle d’espace privé, l’automobiliste vit des rapports aux autres et à l’espace public de faible consistance. « Entre le dedans, "l’habitacle", et le dehors , "l’environnement", il se crée une frontière psychologique importante. Ce qui est dehors devient lointain. Il s’agit, en réalité, d’une curieuse situation où l’immobilité interne coexiste avec un milieu qui à cause du mouvement peut devenir hostile à tout moment. » 364 Cela alimente une forme de crise de l’ancienne sociabilité de proximité. « L’automobiliste s’enferme dans son véhicule, même lorsqu’il stationne devant un feu. Il se refuse à la ville parce qu’il habite son auto et qu’à partir d’elle, au delà de ce qui l’entoure il se projette ailleurs, par exemple vers un week-end possible. » 365 En utilisant sa voiture particulière, il se refuse d’une certaine façon à l’espace public en perdant un contact direct avec celui-ci. La rencontre avec ses semblables lors de ses déplacements devient encore plus improbable. Par ce biais, l’automobiliste met à mal ce qui était une des fonctions essentielles de l’espace urbain. L’urbanité s’affaiblit devant la multiplication de ce type d’interactions individuelles. La distanciation 366 par rapport à l’espace urbain et la distension 367 du lien social sont deux mutations que l’automobile porte en elle, qu’elle contribue à générer, même si elle n’en est pas forcément à l’origine.

Cette évolution est d’autant plus forte qu’elle s’auto-entretient. Certaines récriminations d’ordre fonctionnel ne sont que l’écho de la préférence sociale exprimée en faveur d’un accès privé à l’espace urbain et dont on pourrait dire qu’elle incarne une idéologie de la mobilité individuelle. Ces récriminations concernent concrètement l’espace de mobilité. Ce dernier doit tout simplement continuer à assurer la fonction qui est la sienne. Car si l’automobile ne peut plus se mouvoir à l’intérieur de l’espace urbain, c’est tout le choix d’une mobilité individuelle qui est remis en cause. L’automobiliste trouve donc parfaitement légitime de disposer d’un espace de mobilité suffisant pour lui et ses "congénères-concurrents" et ce, même si c’est aux dépends du reste de l’espace urbain. D’ailleurs, étant donné la relation de faible intensité qu’il entretient avec ce dernier, il ne le ressentira probablement pas comme tel. Au mieux, est-il sensible au maintien d’un paysage urbain agréable, mais l’ensemble des implications relatives à ces préférences et à ces choix ne peuvent que lui échapper. A un "détail"près cependant : nous l’avons souligné à maintes reprises, être automobiliste n’est qu’un statut temporaire ; redevenu piéton, celui-ci peut très bien s’élever contre des aménagements spatiaux du même type que ceux qu’il appellerait de ses vœux en tant qu’automobiliste. La théorie de l’individu-automobiliste schizophrène redevient encore une fois d’actualité. Et cela éclaire une partie de l’attitude dite du Not in my backyard 368 (NIMBY),car ce revirement a souvent lieu à l’intérieur du quartier de résidence, qui est en général la portion de l’espace la plus fréquentée de manière non-automobile. Il n’en reste pas moins que « le "nimbisme" est l’expression d’individus qui se sentent exister en dehors des collectivités, considérant que celles-ci n’ont à leur égard que des obligations, mais pas de droits. » 369

Ce comportement à forte tendance schizophrène révèle, à nos yeux, toute l’importance de la façon dont l’espace est approprié et la nature de l’appropriation spatiale propre à l’automobile. Gabriel Dupuy insiste d’ailleurs sur le fait qu’il « faut prendre en compte des dimensions non économiques de l’appropriation de l’automobile, élément de pouvoir sur le monde, de puissance sur les autres, de maîtrise de l’espace et du temps, territoire personnalisé. » 370 Car, malgré la vigueur des phénomènes de distanciation, l’espace urbain n’en reste pas moins approprié par l’automobiliste qui le parcourt. Simplement, l’appropriation de l’espace se déroule sous un angle essentiellement fonctionnel. L’espace public se doit d’être un territoire qui permette aux utilisateurs de la voiture particulière de s’y déplacer le plus facilement et le plus librement possible. On peut alors penser que la territorialité issue de la mobilité automobile est une territorialité appauvrie, pour laquelle François Laplantine évoque même une régression de l’automobiliste à un stade proche de la territorialité animale : en fin de compte, « nous défendons avec rage ces quelques bouts de tôle ainsi que l’espace présumé nécessaire à leur déplacement de la même manière que l’animal – que nous sommes aussi – défend "son" territoire, considéré par lui comme le milieu dont il est propriétaire, sur lequel il peut chasser, reproduire et se développer. » 371

Notes
360.

A. SAUVY, op.cit., p.190.

361.

P. SANSOT, op.cit., p.186.

362.

V. ALEXANDRE, "De la circulation automobile en milieu urbain", in TEC, n°89, juillet-août 1988, p.10.

363.

A. SAMUEL, "L’automobilisme", in Chronique sociale de France, cahier 4/5, octobre 1973, p.8.

364.

V. ALEXANDRE, op.cit., p.10.

365.

P. SANSOT, op.cit., p.186.

366.

Phénomène qui consiste à créer un distance, à mettre à distance.

367.

Qui tient au fait de se distendre, de se relâcher.

368.

Où vous voulez, mais pas dans mon jardin !

369.

F. ASHER, 1995, op.cit., p.157.

370.

G. DUPUY, 1995a, op.cit., p.38.

371.

F. LAPLANTINE, op.cit., p.116.