Les caractéristiques des pratiques de mobilité automobile en milieu urbain

L’étude des pratiques des automobilistes vient conforter les analyses que nous avons menées jusqu’ici. D’ailleurs, pour Victor Alexandre, « la circulation automobile urbaine peut même être décrite comme une course sur circuit. » La rue en est la piste et se doit d’être, à ce titre, « en bon état, roulante, habituellement sans d’autres obstacles que d’autres mobiles avec lesquels on peut négocier. (...) Ce qui entoure la piste, maisons, voitures, n’est pas en soi intéressant, sauf le cas particulier où l’on cherche un numéro ou un magasin. » Espace privilégié de déplacement automobile, « conçue sur le principe de moindre gêne, avec une voie pour les plus lents et une voie pour les plus rapides, la rue est un lieu où l’on s’efforce de minimiser les contraintes, ce qui tend à diminuer les régulations que les automobilistes pourraient jouer les uns par rapport aux autres. » 372 Et, tandis que sur la voirie les "concurrents automobilistes" se livrent à une confrontation où partage rime avec concurrence, la logique paysagère des alentours ne cède le pas qu’à une logique fonctionnelle.

Figure 28 - Représentations schématiques des déplacements du piéton et de l’automobiliste
Figure 28 - Représentations schématiques des déplacements du piéton et de l’automobiliste

Source : A. GODART

Nous avons déjà indiqué l’importance des points de repères, indispensables éléments au balisage du paysage urbain lors du déplacement automobile. Car, si utiliser la voiture particulière ne permet pas une appropriation complexe de l’environnement urbain, cela impose de savoir s’y diriger, d’en posséder une image claire et construite de manière cohérente. Ainsi, les automobilistes sont généralement censés avoir une connaissance beaucoup plus étendue de l’espace urbain, tel que Godart le synthétise dans ses schémas types de déplacements piéton et automobile (figure 28). Pour sa part, Appleyard a essayé de vérifier cette assertion sur la base de cartes dessinées par des habitants de plusieurs villes vénézuéliennes selon leur mode de déplacement. 373 Il a ainsi constaté que, parmi les gens qui se déplacent en autobus, 80 % ne pouvaient établir une carte cohérente, les éléments spatiaux étant éparpillés et les schémas séquentiels fragmentés. A l’inverse, les automobilistes parvenaient à dresser des cartes cohérentes, continues et plus vastes, dans lesquelles, en particulier, les séquences routières étaient bien cartographiées. Seulement ce travail se heurte aux limites inhérentes à l’interprétation des cartes mentales. En l’occurrence, à cette époque, au Venezuela, ce sont les gens les plus riches et les plus éduqués qui possèdent des automobiles et l’on sait que l’éducation facilite la conceptualisation et donc la construction de réseaux cohérents. On peut alors se demander dans quelle mesure ces résultats sont fonction du moyen de transport utilisé ou si l’appartenance sociale ne joue pas un rôle surdéterminant 374 .

Comme nous l’avons déjà expliqué, nos propres recherches à l’aide de cartes mentales n’ont guère donné de meilleurs résultats. 375 Si, à Lyon aujourd’hui, le niveau d’éducation n’est sans doute pas aussi déterminant qu’au Venezuela il y a 30 ans, d’autres éléments explicatifs viennent brouiller l’interprétation : l’ancienneté de la connaissance de la ville, l’histoire de la mobilité résidentielle, la localisation des lieux les plus fréquentés (notamment du lieu de travail), l’appartenance sociale qui influence aussi la fréquentation de l’espace urbain, les facilités cartographiques ainsi que l’ensemble des caractéristiques individuelles 376 ne permettent pas d’établir un lien causal incontestable entre l’usage de l’automobile et une bonne connaissance de la structure générale de l’espace. Évidemment, il est toujours tentant, aux vues de certaines cartes, d’accréditer certaines conclusions auxquelles nous sommes précédemment parvenus. Ainsi, sur quatre cartes de Lyon (figure 29) réalisées respectivement par deux automobilistes et deux usagers des transports collectifs, et en ayant pris soin de minimiser autant que possible la variation des caractéristiques individuelles 377 , il est possible de dégager des régularités : les dessins des deux automobilistes ressemblent davantage à une carte de la ville et révèlent, à travers leur cohérence globale, une bonne localisation d’éléments urbains symptomatiques 378 et une maîtrise de la structure du réseau de voirie qui implique la possibilité de s’orienter et de varier ses itinéraires ; en ce sens, ils se différencient nettement des deux autres exemples retenus qui tiennent davantage du schéma que de la carte. Ces illustrations ne peuvent toutefois, pour les raisons que nous avons évoquées précédemment, constituer ni une preuve ni une démonstration à l’appui de nos affirmations. Tout au plus peut-on observer qu’elles ne les contredisent pas.

Figure 29 - Quatre cartes mentales de Lyon... réalisées par deux automobilistes
Figure 29 - Quatre cartes mentales de Lyon... réalisées par deux automobilistes
... et par deux usagers des transports collectifs
... et par deux usagers des transports collectifs

Il est tout de même frappant de constater, et l’interprétation des cartes mentales nous offre une nouvelle occasion de nous en apercevoir, à quel point l’image de la ville demeure de toute façon sectorielle. Elle se résume pour l’essentiel à la représentation des quartiers connus à titres divers, ces secteurs de la ville étant reliés entre eux par des flux visuels linéaires ou ponctuels. A ce titre, la chronologie de l’automobiliste est de type linéaire, formée à partir d’un espace de mobilité et de points de repères pris dans l’environnement urbain. Et si une bonne connaissance de la structure générale de l’espace urbain s’avère indispensable pour le citadin qui se déplace en voiture particulière, la réduction de l’environnement à ses dimensions paysagères et fonctionnelles en reste le corollaire.

La fonctionnalité automobile de l’espace urbain ne se résume cependant pas uniquement au réseau de voirie et à des points de repères. L’automobiliste reste homme-habitant et il s’engage donc également dans le repérage de lieux utiles à la vie quotidienne. On dépasse ici l’approche basique du déplacement, qui était implicitement la nôtre jusqu’à présent et qui le réduisait à une origine et à une destination, pour le considérer comme un chaînon indispensable « à la réalisation des programmes d’activité que les individus inscrivent dans l’espace. » 379 A ce titre, le trajet compte par lui-même et peut d’ailleurs comporter plusieurs séquences. De plus, des éléments ponctuels, de nature fonctionnelle 380 , jalonnent le parcours de l’automobiliste, sans qu’ils en constituent la finalité : le bureau de tabac près duquel il est possible de s’arrêter, la boulangerie le long du boulevard ou encore la station-service facile d’accès en sont des exemples quotidiens. Se résoudre à une expérience esthétique de la ville n’empêche donc pas d’exploiter les possibilités de consommation qu’elle offre. En fait, cette attitude renforce encore une appropriation réduite et ponctuelle de l’espace urbain à travers des éléments fonctionnellement distinctifs. Les métastructures socio-spatiales des automobilistes se complexifient mais restent cohérentes et guidées par des caractères communs. Et, contrairement au piéton, le migrant automobile demeure généralement incapable de procéder à une description détaillée d’une rue qu’il emprunte pourtant quotidiennement : certes, il repère l’emplacement de la boulangerie où il s’arrête chaque soir en rentrant chez lui pour acheter son pain, mais il ne remarque pas forcément qu’elle se situe entre l’épicerie et la pharmacie, qu’ensuite se trouve un magasin de vêtement démodé, l’immeuble qui comprend un cabinet de dentiste et deux médecins, puis un pressing dont le patron semble bien connaître la vieille dame au caniche noir... etc.

Eu égard aux caractéristiques techniques de l’automobile et à son lien avec une mobilité individuelle a priori plus librement choisie, les possibilités qu’elle offre tendraient cependant à se traduire par une utilisation au contenu plus complexe. En s’intéressant à la forme spatiale de l’ensemble des déplacements lors d’un suivi expérimental du métro de Lyon 381 , Alain Bonnafous confirme cette hypothèse. Distinguant quatre formes élémentaires de déplacement (figure 30), il fait le constat d’une prédominance indiscutable de l’automobile dans les déplacements les plus complexes (2, 3 et 4) : plus on s’achemine vers ce type de parcours, plus la marche à pied régresse et plus la part des transports en commun diminue au profit de celle de la voiture particulière. Pour l’auteur, si l’utilisation de l’automobile est effectivement corrélée avec une complexification des déplacements, elle participe également à une pauvreté généralisée de la pratique spatiale : l’espace reste majoritairement perçu comme une distance, un éloignement qu’il faut vaincre ; principalement parcouru sous la forme d’allers retours multiples, il paraît, du fait de cette domination des trajets linéaires (d’un lieu à un autre), peu investi par les citadins.

Figure 30 - Quatre formes élémentaires de déplacement dans l’espace urbain
Figure 30 - Quatre formes élémentaires de déplacement dans l’espace urbain

Source : A. Bonnafous, D. Patier-Marque, F. Plassard

Parmi les nombreuses spécificités propres au déplacement automobile que nous avons soulignées, certaines incitent enfin à transcender la dichotomie élémentaire liée au mode pour faire du caractère actif ou passif de l’expérience spatiale un nouvel élément de différenciation. En ce sens, le passager d’un bus et celui d’une voiture pourraient tous deux se dégager d’un rapport fonctionnel à l’espace car ils n’ont pas a priori de souci de cheminement. Seule compte pour eux la destination, et ils ne sont souvent ni directement impliqués dans le choix de l’itinéraire ni incessamment obnubilé par le souci de se diriger dans la ville. Ainsi, « seuls quelques repères suffisent pour se situer (...) et les éléments perçus sont moins variés, moins nombreux et moins continus que dans le cas de l’automobiliste. » 382 De manière générale, le statut de passager permet théoriquement de se consacrer à une autre activité. Au contraire, l’attention du conducteur, qui doit prêter attention à son cheminement dans un espace caractérisé par une importante densité informative, apparaît naturellement plus soutenue. Cependant, le statut de passager ne nous semble pas recouvrir tout à fait la même relation à l’espace urbain selon le moyen de transport utilisé. Dans la cas de la voiture particulière, il ne faut pas sous-estimer en effet la portée déterminante de l’inscription dans une sphère privée. La sociabilité intérieure – de type "salon" – qui s’y instaure crée un rapprochement, une certaine solidarité, voire une communauté d’intérêt et d’engagement, entre l’ensemble des passagers et le conducteur. L’appropriation spatiale se veut d’abord appropriation d’espace intérieur. De plus, la relation conducteur-passager possède une composante affective, mobilisant ainsi du temps et de l’attention qui ne peuvent plus être consacrés à la contemplation de l’environnement extérieur. Même l’exercice d’une autre activité personnelle a peu de chance d’être en prise avec cet espace extérieur : dans la plupart des cas, elle consistera plutôt à écouter de la musique, à ranger des affaires, à lire, à jouer... etc. La sensation du déplacement en devient alors moins vivace. Or « on doit sentir que l’on se déplace à travers un espace pour le percevoir réellement ou pour l’apprendre dans toute sa richesse. » 383

Les enseignements tirés des pratiques spatiales des automobilistes nous ont en fin de compte permis de compléter nos connaissances sur leur forme d’appropriation de l’espace urbain et de révéler la combinaison de modalités qui pouvaient sembler contradictoires. De façon ordinaire, l’usage de la voiture particulière en ville s’accomplit ainsi dans des conditions, où complexification des déplacements et connaissance étendue de l’espace urbain le disputent à une appropriation spatiale essentiellement fonctionnelle et placée sous le mode du paysage.

Notes
372.

V. ALEXANDRE, op.cit., p.8-11.

373.

D. APPLEYARD, "Styles and methods of structuring a city", in Environment and Behavior, vol.2, n°1, 1970.

374.

Une solution, à vrai dire pas totalement satisfaisante, consisterait à admettre l’action conjointe des deux facteurs sur la connaissance de la structure générale de l’espace urbain.

375.

Ce travail exploratoire a été réalisé auprès de 85 habitants du 8e arrondissement de Lyon, auxquels nous avons demandé de « dessiner une carte de Lyon ».

376.

comme l’âge, le niveau d’instruction, la situation de famille...

377.

Les automobilistes sont un homme et une femme habitant Lyon depuis toujours pour le premier (carte 12), depuis 2 ans pour la seconde (carte 8). Les deux autres personnes enquêtées sont également de sexe opposé et leur ancienneté de résidence à Lyon est, elle aussi, très différente (depuis toujours pour la carte 16, depuis moins d’un an pour la carte 14). Par ailleurs, seul l’automobiliste masculin est marié, père de famille et a plus de 50 ans, les trois autres enquêtés étant étudiants.

378.

comme la Part-Dieu, Bellecour, Fourvière, le parc de la Tête d’Or ou la Croix-Rousse.

379.

A. BONNAFOUS, Structures démographiques et comportements sociaux, Rapport introductif au symposium de la CEMT sur la croissance des transports en question, LET, Lyon, 1992, p.3.

380.

Mais, cette fois, plus fonctionnelle pour l’homme que pour l’automobiliste qu’il est aussi.

381.

A. BONNAFOUS, D. PATIER-MARQUE, F. PLASSARD, Mobilité et vie quotidienne, PUL, 1981, 172 p.

382.

A.S. BAILLY, op.cit., p.107.

383.

R.M. DOWNS, B.D. STEA, op.cit., p.190.