Ces pratiques, étudiées à la lumière des représentations de l’espace urbain, dessinent les contours de ce qui pourrait constituer, pour les automobilistes, à la fois leur métastructures socio-spatiales et leur territoire. Dans cette perspective, le territoire le plus évident des automobilistes est l’espace sur lequel ils se meuvent, sur lequel ils estiment avoir la priorité sur les autres migrants, l’espace qu’ils se sont appropriés avec le plus de facilité, ce que nous avons appelé l’espace de mobilité. Mais, si territoire il y a effectivement, celui-ci s’étend également largement au-delà de cet espace circulatoire pour intégrer d’autres éléments urbains.
En premier lieu, l’enchaînement des rues et le réseau de voirie valent par leur fonctionnalité mais ne cessent pas pour autant d’être des espaces sociaux. En tant que support des interactions entre automobilistes, la voirie constitue d’abord un espace normalisé et codifié, où les prérogatives et le pouvoir des institutions sociétales se manifestent de façon patente tout en se combinant avec des formes plus informelles de régulation collective. Mais elle possède aussi une fonction socio-géographique, dès lors que « la voie qui circule entre ses rives bâties articule le mouvant et le stable, le public et le privé. (...) La voie met en relation des espaces de l’intérieur et des espaces de l’extérieur, et les systèmes de valeur qui lui sont propres. La force de la forme urbaine de la voie procède de cette mise en tension permanente de valeurs antagonistes » 384 Elle se doit à ce titre d’être une forme en soi au service de fonctions. Il lui faut donc insérer l’objectif de circulation dans un projet qui la dépasse, un projet politique, social, économique, culturel...
La voie urbaine, si elle est espace de transport au premier chef, ne peut alors se contenter de répondre à une logique unique : « d’un point de vue technique, il s’agit d’un espace de transit qui a pour fonction essentielle la fluidité des flux, mais en tant qu’espace public celui-ci constitue un lieu de brassage et d’échange social où se manifeste l’identité d’une société. » 385 C’est pourquoi sa réduction à la seule fonction de transit déclenche un processus fortement désorganisateur pour les formes de l’échange social. En effet, en devenant mono-fonctionnel, la vie sociale au sein de cet espace s’appauvrit. A tel point que, si la dimension circulatoire de l’espace de mobilité devient exclusive, il s’y instaure un sentiment d’insécurité qui découle de la déficience de fonction sociale. Ce processus enclenche une logique cumulative, dans le sens où la détérioration des formes de sociabilité renforce parallèlement la demande de transports individuels. S’isoler des autres individus peut ainsi devenir une stratégie visant à amenuiser les risques liés au délitement du ciment collectif. Dans ce cadre, la mobilité individuelle acquiert un intérêt lié à la restauration à moindres frais d’un sentiment de sécurité perdu et l’automobile, en tant que sphère privée, s’affirme comme une solution logique de repli. D’autant que l’espace de mobilité n’est pas le seul touché par l’appauvrissement de ses attributs. L’ensemble de l’espace public urbain est concerné, dès lors que l’avènement de la mobilité en tant que fonction spatiale unique met potentiellement en danger la pluralité de ses fonctions. « Alors qu’il était un entrecroisement d’extériorité et d’intériorité, l’espace public tend à devenir une pure extériorité et à perdre la qualité spatiale qui était la sienne. Il devient dur, aride, froid et menaçant, par opposition à la chaleur protectrice et apaisante de l’espace privé » 386 . La fonction de mobilité entre ainsi directement en conflit avec celle qui fait de l’espace public urbain le garant de la rencontre sociale car elle consiste à « assurer la communication physique, c’est-à-dire le mouvement – et l’on retrouve l’impératif catégorique de mobilité auquel sacrifie l’automobiliste. Mais la circulation interdit la rencontre ; la communication physique chasse la communication sociale. » 387
Il s’agit alors de savoir dans quelle mesure ce processus est inéluctable, et si on se trouve ici confronté à une contradiction insoluble ou si les difficultés tiennent davantage à la nécessité d’inventer des solutions adaptées. Il y a trente ans, Hall réfutait l’idée selon laquelle la mobilité individuelle motorisée était inconciliable avec la préservation des formes héritées de sociabilité urbaine. Certes, pour lui aussi, « l’automobile dévore les espaces qui pourraient servir au contact et à la rencontre, elle finit par tout grignoter depuis les parcs jusqu’aux trottoirs. (...) La malpropreté, le bruit, les vapeurs d’essence, l’encombrement des voitures garées et le "smog" contribuent à rendre intolérable la situation du piéton dans les villes. (...) Pourtant il n’y a pas d’incompatibilité fondamentale entre l’homme et l’auto en milieu urbain. Il s’agit simplement d’imaginer des structures permettant de séparer les voitures des piétons comme l’a bien marqué Victor Gruen dans The Heart of Our Cities. » 388 Néanmoins, ferait-il encore aujourd’hui la même description de la France et de ses villes que celle qu’il faisait alors ? A l’époque, il estimait en effet que, « pour satisfaire également la totalité de leurs exigences spatiales, les citadins français ont appris à tirer le meilleur parti des parcs et des espaces libres urbains. Pour eux, la ville doit être une source de satisfactions au même titre que ses habitants. Une atmosphère relativement peu polluée, de larges trottoirs (jusqu’à 20 mètres), des voitures dont les dimensions ne sont pas écrasantes, tous ces éléments contribuent à favoriser l’existence de cafés en plein air et de lieux de rassemblement où les gens ont plaisir à se retrouver. Dans la mesure où les Français savourent leurs villes et participent à leur animation, y jouissent de la variété des perspectives et de la diversité des sens et des odeurs, profitent de larges trottoirs, des avenues et des parcs, ils ressentent certainement moins le besoin de s’isoler dans leurs automobiles comme c’est le cas aux Etats-Unis où les gens sont écrasés par la dimension des gratte-ciel et des voitures, agressés visuellement par la saleté et les détritus et intoxiqués par le "smog" et l’oxyde de carbone. » 389 Depuis, la diffusion de l’automobile et surtout les efforts pour adapter la ville à ce moyen de transport ont largement modifié les structures spatiales et les modes de vie urbains, faisant finalement ressortir en quoi les pratiques individuelles s’inscrivent plus globalement dans des choix politiques et sociaux.
Tout en s’appropriant à leur façon l’espace urbain, les automobilistes se sont en effet vus construire un véritable territoire. Cette évolution se vérifie à travers celle du réseau de voirie, élément le plus évident de ce territoire. En 1971, Pierre Sansot évoquait ainsi la place nouvelle que tendait à prendre le boulevard dans la ville : « véritables voies publiques car ils desservent des quartiers différents, ils ont pour mission de quadriller la ville entière selon des axes principaux. Ils joignent, entre eux, des points névralgiques, des places importantes, ou encore ils rayonnent à partir du centre où ils continuent les grandes routes qui aboutissent à la cité et qui la traversent. Ils relient la ville à l’extérieur » 390 . Avant tout, le boulevard de Pierre Sansot remplit une fonction de mobilité. Dédié au mouvement, il constitue alors le territoire privilégié des usagers de sa voirie et plus particulièrement des automobilistes. D’ailleurs, pour le permettre, « le boulevard se parsème de signes abstraits : passages cloutés, feux bicolores, sens giratoires, flèches indicatrices... l’homme y déchiffre la conduite qu’il doit tenir. Il lit alors un langage qui n’est pas celui de son quartier ou même de sa ville mais qui vaut en tout pays » 391 , permettant à tout automobiliste de l’emprunter et d’en comprendre le fonctionnement. Son espace est donc un espace fortement objectivé, normalisé selon des critères définissant plus spécifiquement le territoire type d’une partie de ses usagers.
Ces logiques de fonctionnement montrent à quel point la voiture particulière peut peser sur l’aménagement de l’espace urbain. D’ailleurs, les exigences automobiles ont également poussé à la construction de nouveaux types de voies. Même dans l’espace urbain, s’est développé un réseau de voirie spécialisé, réservé exclusivement à ce moyen de transport. Voies rapides, autoroutes, périphériques, rocades sont aujourd’hui censés répondre aux exigences de l’ère automobile et améliorer les conditions de circulation. Or, par leur caractère mono-fonctionnel, ces voies sont porteuses d’importantes mutations spatiales. Elles tendent en effet à isoler et à homogénéiser un flux particulier afin de le fidéliser. Elles attirent ainsi le trafic automobile mais ne le restituent qu’en de très rares points de l’espace. Par ce biais, elles restructurent de plus en plus l’espace urbain, en hiérarchisant le réseau viaire, en le rendant plus étanche par rapport à son environnement mais aussi en offrant des vitesses de déplacement qui permettent à l’automobiliste de se projeter plus loin dans l’espace sans augmenter son temps de trajet. L’organisation et le fonctionnement des espaces urbains ne peuvent alors que s’en trouver profondément modifiés et c’est pourquoi le territoire de l’automobile est irréductible au seul réseau de voirie.
Outre les signes utiles à la circulation comme les panneaux ou les feux tricolores 392 qui fleurissent dans le paysage urbain, « on voit apparaître des équipements, (...) des édifices, des paysages, des monuments conçus en fonction du mouvement automobile et à son échelle. Les exemples ne manquent pas, des toboggans aux passerelles pour piétons, des échangeurs aux parkings d’hypermarché, des skylines à la signalétique urbaine » 393 . Des mutations objectives, touchant au tissu urbain, ont ainsi été introduites avec le développement de l’automobile. Elles découlent notamment du fait que, pour être un moyen de transport urbain attractif, la voiture a besoin d’espace pour circuler mais aussi pour stationner. Sans la possibilité de s’arrêter en certains lieux de la ville, la voiture perdrait tout attrait et c’est pourquoi le stationnement particulièrement est devenu une préoccupation qui concerne autant l’espace non bâti que l’espace bâti. Ce dernier, en effet, ne se situe pas à l’écart des questions relatives à la mobilité automobile : par exemple, l’existence de places de stationnement dans les immeubles d’habitation conditionne souvent leur type d’occupation et la réalisation d’emplacements au lieu de travail constitue autant une clé de la politique de déplacements qu’un élément dont les acteurs urbains sont soucieux. Ainsi instrumentalisé, l’espace bâti fait l’objet de mutations, dans lesquelles l’automobile tient une place prépondérante et se réserve parallèlement des niches qui sont considérées « par l’automobiliste comme des espaces qui lui appartiennent en propre au titre de l’usage de sa voiture » 394 , comme les portions d’espace public qu’il investit et privatise.
Au final, le rapport des automobilistes à l’espace urbain apparaît d’un caractère tout à fait particulier. En étant automobiliste, « on se "déterritorialise" par rapport à l’espace qui devient un spectacle plutôt qu’un cadre à l’action physique du déplacement. (...) Le parallèle a été fait entre l’écran de télévision et les vitres de la voiture, "étrange lucarne pour voir le monde", celui-ci renvoie à la passivité relative du spectateur par rapport à la vision qui lui est offerte, et aussi au caractère intimiste de l’activité dans l’un et l’autre cas. » 395 Dans le même temps, l’automobiliste s’approprie, au-delà de son véhicule en lui-même, un espace qui circonscrit une bulle plus large utile à ses déplacements en milieu urbain et dont il tend à défendre l’intégrité avec pugnacité. A travers l’affirmation de ce qui constitue en fin de compte son territoire urbain, la voiture particulière s’avère alors comme un outil doté d’une emprise spatiale d’une rare force, comme en atteste la façon dont son utilisation marque de son empreinte les configurations et le fonctionnement de l’espace urbain.
J.L. GOURDON, in F. ENEL, Rapport de synthèse du séminaire villes et transports, Ministère de l’équipement, des transports et du tourisme, Plan urbain, Juin 1994, p. 38.
M. BONNET, op.cit., p.212.
J. DEWITTE, "Le bonheur urbain", in Le Messager européen, n°8, 1994, p.6.
V. SCARDIGLI, op.cit., p.136.
E.T. HALL, op.cit., p.215.
ibid., p.222.
P. SANSOT, op.cit., p.189.
P. SANSOT, op.cit., p.189.
Ils constituent d’ailleurs d’excellents indicateurs du développement de l’automobile car leur implantation est contemporaine de l’avènement de ce mode en tant que moyen de transport de masse. Ainsi, ils ont été inventé à New York en 1922 dans une Amérique qui était pionnière en matière d’équipement automobile. En France, la présence d’un gendarme au centre des carrefours les a longtemps remplacé, jusqu’au début des années 50 où le nombre croissant de voitures en circulation a imposé le recours à ce nouvel instrument de régulation.
G. DUPUY, 1995, op.cit., p.101.
ibid., p.115.
M. BONNET, op.cit., p.211.