La mobilité automobile dans l’espace urbain : l’histoire de la poule automobile et de l’œuf urbain

L’automobile et les formes concrètes de mobilité qu’elle s’avère susceptible de proposer en milieu urbain, sont d’abord soumises à des impératifs d’accessibilité. Plus prosaïquement, cela signifie qu’il ne suffit pas d’être capable de se déplacer, encore faut-il avoir de bonnes raisons pour cela et des lieux adéquats où se rendre. En ce sens, la mobilité des automobilistes n’a d’intérêt que parce qu’elle permet d’accéder à quelque chose. Elle peut alors « être abordée comme le produit de l’ensemble des facteurs aboutissant, dans une culture donnée, aux choix des localisations et des rythmes d’activités, des domaines spatiaux accessibles » 397 .

Sans faire ici l’histoire du processus d’urbanisation, sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir plus largement dans notre sixième chapitre, soulignons simplement à quel point, au cours du XXe siècle, les organisations urbaines ont subi de profonds bouleversements. Les espaces urbains, autrefois bien délimités, finis, concentriques et clos, sont désormais pourvus de limites incertaines. Hier constitués en mettant en avant la notion de proximité, ils sont aujourd’hui agencés de manière dispersée et souvent spécialisée. L’interpénétration des temps et de l’unicité de l’espace pratiqué y constitue désormais une figure du passé. Il apparaît aujourd’hui que « nous vivons dans des espaces et des temps organisés fonctionnellement, qui impliquent la séparation des différentes activités de nos vies : logement, loisir, formation, travail, vacances..., et impliquent des déplacements. » 398 Les structures et les organisations urbaines reflètent ce nouveau stade dans le développement des villes. L’espace urbain se révèle morcelé, éclaté, fragmenté. De ce fait, les déplacements intra-urbains tendent à dessiner une mosaïque de plus en plus complexe et s’effectuent entre des lieux multiples et sur des distances plus longues. La question reste néanmoins toujours de savoir lequel influence l’autre, c’est-à-dire si ce sont les déplacements qui « résultent des caractéristiques de l’agencement urbain » ou l’agencement urbain qui « résulte des "conditions" de la mobilité. » 399

Dans sa thèse, Alain Chausse tente d’apporter un éclairage dynamique sur les influences respectives qui se nouent entre le mouvement de desserrement urbain et la généralisation de l’automobile. Il évoque d’abord, à la suite de Jean-Marc Offner, une certaine congruence qui paraît évidente entre les deux phénomènes. Celle-ci n’est d’ailleurs pas sans rappeler l’idée, chère à Georges Amar, de consubstantialité entre une mobilité et des activités urbaines si étroitement imbriquées que le mouvement en devient l’essence même de l’urbain. Mais, considérant que « la congruence laisse penser à une forme de relation passive (...), chacun agissant comme un facteur permissif de l’autre », Alain Chausse lui préfère finalement le principe de causalité prédicative ; car « en insistant davantage sur la co-action entre les deux phénomènes [il] permet d’imaginer un processus de renforcement cumulatif. » 400 Cette analyse laisse penser que « c’est la ville de l’automobile qui se dessine lentement (...) [et qu’un] processus d’interaction cumulatif pourrait se tenir entre l’usage de l’automobile et le desserrement urbain. » 401 Cette voie est intéressante dans le sens où, tout en ne conférant pas à la voiture particulière le statut de facteur explicatif premier, elle évoque un rôle qui dépasse celui de simple exécutant. Le mouvement était déjà agent essentiel d’urbanité mais l’automobile participe désormais à l’avènement de nouveaux rapports à l’espace urbain, symbolisés par un nouvel équilibre entre l’organisation spatiale et la mobilité : du point de vue de la mobilité, « il ne s’agit pas ici de l’apparition d’un nouvel âge mécanisé des transports urbains, mais d’une mutation qui remet en cause l’utilisation de l’espace et la capacité même de la ville à intégrer le nouveau système de circulation » 402  ; du point de vue spatial, on assiste à une véritable mise en circulation de l’espace et du temps.

Les métastructures socio-spatiales individuelles ne s’en trouvent pas seulement élargies, elles sont profondément bouleversées. « Aujourd’hui nous effectuons des trajets "en flux tendus" entre les lieux que nous pratiquons, au fil de la journée, de la semaine (...). Et si je vous demande de dessiner les endroits où vous vous sentez chez vous, que vous aimez parcourir ou utiliser, vous ne dessinerez plus l’espace compact d’un quartier ou d’une commune. Votre dessin sera polyspatial et, entre chaque espace, rien ou un simple trait-trajet symbolisera plus une durée qu’une distance. » 403

L’automobile permet alors, mieux que tout autre moyen de transport, de maintenir une cohérence entre des éléments éparpillés à l’intérieur de l’espace urbain. Si elle permet de séparer nos activités en une multiplicité de temps et de lieux, elle assure simultanément cohésion et continuité dans ce cadre urbain éclaté. Ce moyen de transport est-il ainsi devenu l’indispensable lien entre les éléments constitutifs de nos métastructures socio-spatiales ? Pas totalement, ou en tout cas pas exclusivement, sinon cela signifierait que les personnes non équipées ne peuvent se déplacer correctement dans l’espace urbain et qu’elles sont contraintes à la sédentarité. Néanmoins, il apparaît que, sans voiture particulière, les individus n’ont pas la même faculté de déplacement, y compris en milieu urbain. Ils devront, plus que les personnes motorisées, procéder à certains arbitrages imposés par les distances à parcourir et surtout par le facteur temps, et cela même si les automobilistes abordent eux aussi leurs déplacements urbains à travers ces mêmes notions de distance et de temps.

Notes
397.

A BIEBER, M.H. MASSOT, J.P. ORFEUIL, Questions vives pour une prospective de la mobilité quotidienne, Rapport de convention INRETS-DATAR, INRETS, septembre 1992, p.64.

398.

J. VIARD, op.cit., p.36.

399.

M. WIEL, 2002, op.cit., p.22-23.

400.

A. CHAUSSE, Le prix de la mobilité urbaine, Thèse pour le doctorat de Sciences Economiques, sous la direction de A. Bonnafous, Université Lyon 2, Juillet 1996, p.72.

401.

A. CHAUSSE, op.cit., p.74.

402.

P. GEORGE, L’ère des techniques, constructions ou destructions ?, PUF, Paris, 1974, p.92.

403.

J. VIARD, op.cit., p.29.