Influence respective de la distance et du temps dans les déplacements urbains automobiles

Les enquêtes sur les transports réalisées en 1982 et 1994 nous montrent qu’en un peu plus de dix ans, la mobilité quotidienne des Français s’est nettement accrue en termes de kilomètres parcourus. Concernant spécifiquement la mobilité locale, la distance parcourue par personne et par jour est ainsi passée de 17,2 à 23,4 kilomètres. Mais, ce qui apparaît de plus marquant dans cette progression, c’est que dans le même temps le nombre de déplacements et les temps de trajet sont restés stables, à respectivement 3,2 déplacements et 55 minutes par personne et par jour. La croissance des distances parcourues quotidiennement s’est donc effectuée « à budget-temps total de déplacement pratiquement inchangé », ce qui signifie, comme l’explique Jean-Pierre Orfeuil, que, « malgré le développement des congestions, nous nous déplaçons toujours plus vite » 404 .

En établissant un parallèle avec l’augmentation de la motorisation des ménages, il peut être tentant d’imputer à cette dernière la responsabilité de cette évolution. Pourtant, elle n’en est que le facteur permissif, une condition nécessaire mais non suffisante, le véritable fondement de cet accroissement des distances parcourues étant plus largement spatial : ce sont d’abord la dissociation entre le domicile et le lieu de travail, la spécialisation fonctionnelle des espaces urbains et la mobilité résidentielle en direction de l’espace périurbain qui ont engendré ce phénomène, la voiture particulière s’étant simplement mise à leur service. Pour autant, l’automobile n’est pas spécialisée dans les longs déplacements quotidiens, même si c’est sur ce segment du marché qu’elle exerce sa domination la plus flagrante. En vérité, elle est présente et souvent majoritaire sur tous les types de déplacements. Ainsi, « 50% des déplacements automobiles ont lieu sur une distance inférieure à 3 km » 405 et elle « a conquis une part importante du marché des déplacements courts, y compris dans les villes-centres. » 406 Ces réalités montrent en fait à quel point la distance parcourue n’est pas en soi un facteur de choix modal déterminant et que les impératifs spatiaux, qui pèsent sur les déplacements, ne peuvent se réduire à des questions de distance métrique.

Un autre facteur d’influence prépondérant tient à l’importance du temps dans le déplacement. C’est d’ailleurs un des principaux arguments généralement avancés en faveur de l’usage de l’automobile : il s’agirait du mode de déplacement urbain le plus rapide. Si l’on retient cet argument, le réseau de voirie vaut d’abord par la vitesse de déplacement qu’il peut offrir et les différents points de l’espace seront valorisés en fonction de leur accessibilité calculée en unité de temps. Dans ce schéma, l’espace urbain devient alors espace-temps et est déformé, anamorphosé en conséquence. Dans la mesure où nous voulons le parcourir de plus en plus rapidement, l’espace est censé s’adapter aux exigences de cette vitesse accrue.

Tout en gardant à l’esprit que le temps de trajet n’est pas le motif du déplacement, il faut bien admettre qu’il intervient dans son montage. Concrètement, les contraintes spatio-temporelles imposent des aménagements ainsi qu’une certaine rationalisation dans l’organisation de ces déplacements. Spatialement, cela se traduit avec l’automobile par leur complexité grandissante. L’inscription des mutations socio-spatiales dans un budget-temps total de déplacement inchangé implique des parcours en circuit entre les éléments éclatés de nos métastructures, forme de mobilité pour laquelle excelle l’automobile. En effet, l’usage de la voiture favorise ces enchaînements de déplacements sans retour au domicile 407 , la « pérégrination » d’un lieu à l’autre. Pour autant, « la pulsion à la pérégrination précède l’avènement de l’ère automobile » 408 et révèle un phénomène social plus global qui pousse les individus à accéder au statut de "citoyen circulant". Ce nouveau statut social repose sur une multiplication des relations sociales en dehors des limites du quartier traditionnel, sur la possibilité de tisser des liens sociaux en dehors des espaces de travail et de résidence. La voiture particulière s’inscrit dans cette forme de vie sociale qui s’incarne, en matière de mobilité, dans le concept de pérégrination.

Cette évolution symbolise alors la nouvelle dimension accordée à un temps valorisé. Non seulement l’automobile permet à son utilisateur d’augmenter sa productivité mais elle lui fait prendre conscience de cette aptitude. Or, « cette prise de conscience de la valeur du temps change complètement son attitude. Retarder quelqu’un sur la route est maintenant considéré comme très dommageable... (...) On peut donc, de nos jours, nuire grandement à son prochain en adoptant une conduite trop lente ou une mauvaise place sur la chaussée. » 409 Avec l’automobile, une véritable course à la vitesse s’engage. Dans cet effort, les autres moyens de transport ne font qu’essayer de suivre ce rythme. En matière de mobilité urbaine, le temps de déplacement devient une variable incontournable, à la fois contraignante et valorisée. En tant que tel, son statut se complexifie singulièrement.

Notes
404.

J.P. ORFEUIL, 1994, op.cit., p.41.

405.

L. SERVANT, "L’automobile dans la ville : l’envers d’un indéniable succès", in Les Cahiers de l’IAURIF, n°114-115, Mais 1996, p.17.

406.

J.P. ORFEUIL, 1989, op.cit., p.145.

407.

La marche à pied aussi les favorise mais sur des aires très restreintes. En revanche, ce n’est pas le cas des transports collectifs, du fait des correspondances multiples que cela implique. Cette inégalité des transports collectifs face aux propensions isotropes des autres modes exige une organisation particulière de la ville, faute de quoi ils sont marginalisés.

408.

M. WEIL, Y. ROLLIER, "La pérégrination au sein de l’agglomération", in Les annales de la recherche urbaine, n°59-60, p.160.

409.

A. GODART, op.cit., p.628.