Le statut du temps de déplacement ou les valeurs du temps

En fait, les temps de déplacement sont diversement appréciés par les migrants urbains. Des biais importants interviennent dans leur perception et semblent liés à l’expérience subjective des différents moyens de transport. 410 Ainsi, alors que les usagers des transports collectifs ont tendance à surestimer leurs temps de déplacement, les automobilistes tendent pour leur part à sous-estimer les leurs. De plus, les premiers minorent généralement les temps de déplacement correspondants en automobile et le phénomène s’inverse pour les seconds. A tout point de vue, la voiture particulière apparaît donc comme le meilleur serviteur de la vitesse. Ainsi que l’indique Vincent Kaufmann 411 , la voiture jouit d’une représentation positive articulée autour des notions d’autonomie, de confort et de vitesse de déplacement, tandis que les transports publics doivent composer avec une représentation essentiellement négative faite de multiples contraintes : contraintes de lignes, d’horaires, contraintes du voyage en collectif ou de sa lenteur relative.

Ces observations sont d’autant plus troublantes que la réalité objective n’est pas toujours conforme à ces appréhensions subjectives. En effet, dans son travail sur Genève 412 , Vincent Kaufmann montre que 30% des automobilistes, qui déclarent minimiser grâce à leur choix modal leur temps de déplacement, se trompent en réalité. Par ailleurs, même « si un temps de déplacement est perçu comme égal en automobile et en transports publics, l’individu aura tendance à employer sa voiture. Pour qu’il se résolve à employer les transports en commun, il faut que la différence de temps perçue en faveur des transports publics soit suffisamment importante pour compenser les handicaps que constituent les contraintes liées à l’emploi des transports publics (ligne, horaire, voyage collectif). » 413 Car ces derniers cumulent plusieurs inconvénients fortement dissuasifs dans une organisation socio-spatiale qui place l’exigence de vitesse en tête de ses priorités. A partir de son analyse des comportements effectifs des usagers 414 , Pierre Merlin estime que les éléments qui sont frappés de la plus grande pénibilité aux yeux des usagers des transports sont plutôt à porter au passif des transports en commun : ainsi, l’attente est affectée d’un coefficient de pénibilité égal à 3, le changement à une correspondance voit sa durée réelle doublée 415 , la marche à pied terminale admet un coefficient de 1,75 alors que le temps de recherche d’une place de stationnement reste perçu conformément à sa durée réelle.

D’autres facteurs jouent en faveur de l’automobile dans les représentations relatives à la durée des déplacements des individus. Un des plus décisifs réside dans la confusion entre temps de parcours et temps de déplacement souvent pratiquée par les automobilistes. En effet, ces derniers excluent assez souvent la marche à pied terminale ainsi que la recherche éventuelle d’une place de stationnement du décompte de leur temps de déplacement et se considèrent arrivés à partir du moment où ils atteignent les environs de leur destination. Mais cette liste de facteurs n’est pas limitative : du sentiment de mieux pouvoir gérer son temps individuellement au confort procuré par la voiture particulière en passant par l’engagement inhérent à l’activité de conduite, de nombreux éléments concourent à réduire l’impression de passer et de perdre son temps sur la route.

Cette propension poussée à son paroxysme engendre des effets insoupçonnés. On peut arriver à une situation où, contraint par son emploi du temps, l’automobiliste ne prend même plus en compte les temps nécessaires à ses déplacements et juxtapose quasiment ses horaires d’activité dans son agenda urbain. Plus généralement, la logique de vitesse, en accréditant l’idée que les distances réelles qui séparent les individus sont réduites voire négligeables, conduit à vouloir minimiser les temps de déplacement. L’issue tient quelque part du don d’ubiquité. Comme les automobilistes ne sont pas des dieux, ils tendent alors à augmenter leur vitesse, à conduire plus vite quitte à prendre certains risques ou encore à s’autoriser un stationnement en marge des zones autorisées.

In fine, il s’agit bien ici d’une primauté affichée de l’origine et de la destination sur le déplacement en lui-même. Simple passage d’un point à un autre, le statut de ce déplacement tend alors à être celui d’un temps mort : ni activité à part entière ni lieu, il se contente d’être une liaison entre deux activités. Mais, comme par ailleurs le temps de déplacement n’est pas infiniment compressible, les automobilistes cherchent, à défaut de le réduire, à l’occuper et à le remplir. A cet effet, la voiture particulière, grâce à la liberté qu’autorise cette sphère privée et malgré la concentration exigée par l’activité de conduite, offre un éventail élargi de possibilités. On peut y écouter sa musique préférée ou les informations, y fumer une cigarette ou encore téléphoner, si bien que « les spécialistes savent aujourd’hui mesurer la fluidité du trafic grâce aux communications en provenance des téléphones portables des automobilistes » 416 . Il peut s’agir d’une simple activité de loisir ou d’une façon d’améliorer la productivité du déplacement pour l’individu voire pour la collectivité. Finalement, le temps objectivement perdu lors d’un déplacement a, avec l’automobile, l’immense avantage d’apparaître soit comme un temps gagné, soit comme un temps retrouvé et disponible pour d’autres activités.

Notes
410.

Pour davantage d’informations sur ce sujet, le lecteur peut se reporter à : A. BAILLY, "La perception des transports en commun par l’usager", in TEC, n°32, 1979 ; ou H. LEJEUNE et alii, Perception et comportement de la population face aux moyens de transport, Université de Neuchâtel, 1982.

411.

V. KAUFMANN, "Transports publics et automobile : les déterminants du choix des usagers", in TEC, n°114, septembre-octobre 1992.

412.

Il a réalisé une enquête auprès d’un échantillon de 300 personnes travaillant au centre-ville de Genève.

413.

V. KAUFMANN, 1992, op.cit., p.15.

414.

in Les transports urbains, Que sais-je?, PUF, 1992. 128 p.

415.

avec un coefficient de pénibilité égal à 2.

416.

Y. BOUDOISEAU, op.cit., p.61.