Dans la course à la vitesse que l’automobiliste tend à engager en milieu urbain, l’évolution des paramètres spatiaux demeure essentielle. Ainsi, à travers notamment la création d’espaces mono-fonctionnels dédiés à la mobilité individuelle motorisée, c’est non seulement le rapport des automobilistes à l’espace qui tend à se spécialiser mais également l’organisation plus générale de la ville en tant qu’espace d’accueil et d’agencement des fonctions urbaines.
Dans cette perspective, on peut d’abord se demander si la fréquentation de la ville par les automobilistes participe à la constitution de véritables "lieux" urbains ou davantage à l’émergence de "non-lieux", « sans passé ni charge symbolique, au sens que Marc Augé donne au mot : le contraire du "lieu identitaire, relationnel et historique", à savoir des lieux de transit anonymes, abstraits et désocialisés, où l’on ne se rencontre pas, où il y a des clients, des passagers et des conducteurs, qui font la queue, passif et sérialisés (autoroutes, péages, aéroports, supermarchés, aires de repos, etc.). » 429 Il s’agit alors, pour reprendre la formulation de Georges Amar, d’une question d’adhérence urbaine des formes de déplacement. Cette notion illustre la connexion du mouvement avec son environnement. Ainsi, placée sur une échelle d’adhérence urbaine, la marche à pied est de loin le mouvement le plus adhérent car de type continu ou longitudinal. A l’opposé, Georges Amar place le déplacement pur, mouvement le moins adhérent parce qu’il se résume à une origine et à une destination. Où se situe alors l’automobile sur cette échelle d’adhérence urbaine ? Si l’on reprend nos conclusions relatives à l’appropriation spatiale des automobilistes, la chose n’est pas simple, la mise à distance de l’espace urbain allant de pair avec une appropriation fonctionnelle et continue, quoi qu’appauvrie. En vérité, « le cas de l’automobile est particulièrement complexe : elle produit un mouvement de type "adhérent" tant qu’un usage individualiste est possible, c’est-à-dire tant qu’il y a peu de véhicules, mais dès lors que son usage massif entraîne une saturation, elle ne permet plus qu’un mouvement de type déplacement ». 430 Or, au fil d’un succès grandissant qui tient parfois d’une victoire à la Pyrrhus, il y a désormais bien des moments et des lieux où « l’auto devient immobile » 431 . Est-ce à dire que la "déperlance" – concept que l’on peut opposer à celui d’adhérence – du déplacement automobile sur l’espace urbain est en train de se généraliser ?
Si cela est, ce phénomène n’est à notre sens pas uniquement inhérent à des situations ponctuelles de massification des flux automobiles mais bien plutôt aux structures fixes et territorialisées qui sont venues s’inscrire dans l’espace urbain pour permettre et organiser cette massification. Or, si l’on considère l’accessibilité comme une qualité urbaine et la ville comme devant être avant tout accessible, il faut bien admettre que la généralisation de l’automobile ne parvient pas toujours et dans tous les lieux à transformer la mobilité en accessibilité. Outre une variété des solutions de transport, rendre la ville accessible suppose alors « une conception du mouvement non seulement capable de s’adapter à la ville ("il faut civiliser l’automobile"), comme un étranger qu’il faudrait intégrer, mais en tant qu’agent essentiel d’urbanité, facteur principal de la vie et du tissu urbains. » 432
Mais, si cette conception peine à se mettre en place, c’est aussi parce que l’automobile est par nature un instrument de transformation des formes anciennes d’urbanité. Sans que cela n’ait encore réellement pénétré la conscience collective, il apparaît qu’elle modifie profondément notre rapport aux autres en même temps que notre rapport au territoire. Elle suscite en effet l’apparition d’espaces qui, s’ils offrent au regard un regroupement d’individus, ne sont plus vraiment publics et pas réellement collectifs. La perte de liens corporels avec l’espace ne fait qu’ajouter à cette remise en cause d’une urbanité, pour laquelle on peut se demander s’il faut parler de mutation ou d’effritement : alors que nous avons toujours admis que l’espace urbain est avant tout un espace de rencontre, « un espace du passant, un espace où des gens qui ne se connaissent pas, ou à peine, peuvent co-habiter, se co-localiser et entretenir une relation même minimale de civilité », il paraîtrait plutôt logique d’évoquer l’effritement ; même si, comme pour toute évolution en cours dont la portée est par nature difficile à mesurer, cette interprétation court le risque de rester prisonnière de schèmes de réflexion valorisant l’héritage et stigmatisant les dangers du changement. Il n’en apparaît pas moins qu’il pèse de lourds doutes sur le fait « que la logique de la vitesse, avec ses passagers qui se méconnaissent, permette de perpétuer cette réalité de l’espace urbain comme espace du passant, comme espace de civilité. Nous devons concevoir un espace de l’urbain comme lieu de la rencontre, de la pluralité et non de la circulation et de la connexion au sens strict. » 433
Cette analyse, en partant du constat que la circulation automobile semble l’emporter de plus en plus sur la rencontre et que la mobilité tient souvent davantage du déplacement que du mouvement, pousse alors à s’interroger sur l’avènement d’une nouvelle forme de territorialité urbaine et surtout d’urbanité. Ce questionnement nous concerne d’autant plus que « la compatibilité entre les fonctions circulatoires et les fonctions sociales des territoires, est très débattue dans une Europe où les cœurs urbains demeurent des lieux de sociabilité, de référence, d’intégration. Sous cette forme, la question s’est pratiquement éteinte aux Etats-Unis, avec la quasi disparition (hors quelques villes de la Côte Est) des lieux urbains denses. » 434
R. DEBRAY, op.cit., p.28.
G. AMAR, op.cit., p.146.
M. BONNET, op.cit., p.209.
G. AMAR, op.cit., p.149.
S. OSTROWETSKY, in F. Enel, op.cit., p. 23
J.P. ORFEUIL, 1994, op.cit., p.22.