Révélatrice des processus en cours, l’évolution du statut du quartier dans la ville peut nous aider à comprendre la nature des mutations actuelles. Le quartier constitue une des subdivisions possibles de l’espace urbain, c’est un "morceau de ville", un fragment auquel on reconnaît une certaine individualité. Jusqu’à peu, il était le module social élémentaire dont la réunion constituait la ville. Désormais, « déjà désinvesti de son statut en tant que lieu de travail, le quartier perd peu à peu son statut de "lieu le plus fréquenté", ce qui pour chaque habitant le distinguait naguère radicalement du reste de la ville. Mais il reste le lieu de domicile, lieu où l’on revient..., quand on ne fait que passer dans les autres. Le résident le perçoit comme inamovible, intouchable. » 435 A cet égard, il conserve une place à part dans les métastructures socio-spatiales.
Néanmoins, le quartier d’habitation n’est plus le lieu où se déroule l’essentiel du fait social des individus, dès lors que l’aire des fréquentations de ces derniers tend à déborder largement ses limites anciennes. Le citadin automobiliste tend encore plus que les autres à s’approprier d’une manière nouvelle l’espace urbain, en développant un sentiment de multi-appartenance. « Le logement perd sa position de lieu d’habitation exclusif et devient une sorte de pivot pour des déplacements qui ignorent la proximité habituelle au bénéfice d’une nouvelle géographie métropolitaine. » 436 Les métastructures urbaines prennent alors la forme d’un réseau de quartiers "appropriables" dont le lieu de domicile n’est évidemment pas exclu, mais dans lequel il n’est plus qu’une "aire de lancement". Or, dans la mesure où les automobilistes sont à notre sens les migrants qui reproduisent de la manière la plus complète cette configuration, la diffusion de ce moyen de transport assure donc celle de ce modèle territorial.
Pour autant, les utilisateurs de la voiture particulière ne s’approprient pas la totalité de l’espace urbain, même si géographiquement ils élargissent et diversifient leur territoire personnel. En fait, ils s’approprient surtout les espaces de manière différenciée. En la matière, on peut distinguer deux types de mécanismes d’appropriation : l’appartenance et la référence. L’appartenance est basée sur l’échange et la convivialité mais, sous l’impact des mutations de la mobilité, elle parvient désormais à s’affranchir de la proximité et les quartiers d’appartenance se constituent de plus en plus souvent sous l’influence de la pérégrination, en étant fréquentés pour des raisons d’usage ou de convivialité. La référence, quant à elle, résulte moins de la fréquentation que des valeurs associées à un espace. A ce titre, le(s) quartier(s) de référence ne souffrent d’aucun impératif de proximité. En général, ces valeurs sont essentiellement représentées par le centre-ville, à caractère fédérateur, mais aussi par le quartier de domicile. « Pour un nombre croissant de résidants, le quartier de domicile devient donc un lieu de référence ; on y habite mais on ne le fréquente pas, au sens où la fréquentation suggérerait la convivialité. (...) on attache plus d’importance à son aspect formel (le signe) qu’aux liens sociaux qu’il recèle. » 437 Encore une fois, ce n’est là ni une évolution monolithique, ni un processus achevé. Parfois le quartier, véritable espace d’interconnaissance où se déploient d’efficaces réseaux d’entraide et de contrôle social, conserve une place importante dans les sociabilités et la transmission des normes. Mais, de plus en plus souvent, le périmètre du quartier n’est guère autre chose que le cadre d’une sociabilité tout à fait résiduelle, faite de fréquentations sélectives ou à peine esquissées.
Ce qui complexifie les choses, c’est que la figure du "citoyen circulant" n’exclut pas son statut de résident. En effet, le citadin peut très bien souffrir en tant que résident des inconvénients d’un système que ses pratiques de "citoyen circulant" concourent à développer. « L’automobile n’a pas supprimé tout attachement local » 438 et ce n’est pas parce que le citadin fréquente des lieux multiples et éloignés qu’il ne perçoit pas la disparition des liens de voisinage et le délitement de la sociabilité de quartier. Cela a alors pour effet d’en faire des valeurs de plus en plus recherchées. C’est ainsi qu’une partie des classes dites moyennes privilégient aujourd’hui une localisation résidentielle dans les quartiers centraux dits populaires, ces pseudo-villages urbains ; et ce, alors même que leur simple arrivée contribue à modifier ce qui les y a attiré.
Quoi qu’il en soit, le principe d’une « recherche d’identités territoriales fortes ailleurs qu’autour du logement » 439 semble aujourd’hui largement acquis. Mais, alors qu’il n’existe presque plus de lieux où se déroule le fait social total d’un groupe social, on peut s’interroger sur la persistance de territoires urbains. Rien à vrai dire n’impose que l’aspect matériel du territoire ne soit pas morcelé. Au moment où certains préfèrent parler de réseau social, ne peut-on pas concevoir ce dernier, « non comme une alternative au territoire, mais comme un mode de fonctionnement qui instaure de nouveaux territoires ? » 440 Ces nouveaux territoires ne sont pas pour autant de simples rassemblements de bribes d’espaces, dont l’articulation se réalise sous l’égide d’une individualisation des pratiques. Les déplacements comptent autant que les escales et la mobilité spatiale exprime des hiérarchies et des formes de vie sociale. Simplement, la constitution d’un territoire ne comporte plus d’exigences de sédentarité. La reconnaissance du sens social des déplacements devient donc inévitable dès l’instant où on admet que les nouveaux territoires urbains sont en partie des "territoires circulatoires" 441 .
Dans ces conditions, il nous semble exagéré d’évoquer aujourd’hui la mort de l’urbanité dans les cités d’Europe Occidentale. D’ailleurs, on gagnerait souvent à notre sens à éviter d’envisager les mutations contemporaines comme des morts ou des fins. « Comme dans toutes périodes de changement, voire de mutation, les phénomènes de permanence et les signes émergents de mutation sont étroitement imbriquées, difficiles à discerner, sources de débats, voire de polémiques. » 442 Souvenons-nous par exemple que la mort de l’urbanité et des villes était déjà censée survenir avec l’invention de l’électricité, grâce à laquelle on pouvait désormais disposer d’énergie et de lumière en tout point de l’espace, ou avec celle du téléphone, qui devait nous permettre de diversifier nos localisations en restant en liaison instantanée avec le monde entier.
Toutefois, les mutations, dont le "rapport automobile" à l’espace est intimement porteur, n’en apparaissent pas moins conséquentes et difficilement réversibles. De fait, « il est trop tard pour se crisper sur des territoires figés, des temporalités rigides et des identités menacées. L’ordre d’hier n’est plus. Derrière ce désordre – si désordre il y a –, on ne trouve pas nécessairement un nouvel ordre, mais un équilibre ; il y surgit des modes de vie inédits. Le nomadisme est en son cœur. Un nomadisme qui, paradoxe, compose avec une sédentarité non démentie (le domicile reste une place forte), qui ne s’assimile plus aux déambulations pastorales, guerrières ou paléolithiques et ne se réduit pas davantage à un perpétuel mouvement, mais invente une nouvelle manière d’être. » 443
Les changements qui ont atteint les formes de vie sociale se sont donc traduits spatialement, notamment dans les phénomènes de territorialité urbains, avant que ces derniers n’influencent à leur tour la sociabilité urbaine. En ce sens, les modes de vie et les pratiques qui en découlent ne peuvent rester étrangers aux évolutions qui touchent les structures et l’organisation des espaces urbains, notamment sous l’influence de l’automobile. Il apparaît tout de même qu’une partie de l’urbanité traditionnelle subsiste encore aujourd’hui, bien que ce soit sans doute sous sa forme la plus minimale, c’est-à-dire la plus symbolique. Pour le reste, la démultiplication théorique et la délocalisation des interactions individuelles se manifestent autant par le maintien de références spatiales collectives que par une individualisation des espaces d’appartenance. Simplement, le déficit de citadinité qui tend à en découler « fait peser des menaces bien réelles sur les métapoles, qui risquent d’être incapables de mettre en œuvre les actions collectives rendues nécessaires par les enjeux urbains. La "solidarité mécanique" qui inscrit les habitants de la métropole dans des relations d’interdépendance multiples, n’engendre en effet pas spontanément la conscience de l’appartenance à une collectivité. » 444
La diffusion urbaine de l’automobile s’inscrit donc bien dans l’émergence d’une forme de territorialité "moderne". Elle en est même l’un des principaux artisans. En fait, « l’agrandissement du cercle de vie quotidien, la multiplication des activités, la valorisation de la mobilité personnelle ont "appelé" l’invention technique ; celle-ci, en retour, affermit et amplifie ces transformations de notre société. » 445 Il faut dire que l’automobile est sans conteste un des moyens de transport urbain qui incarne le mieux l’adhésion à des valeurs sociales contemporaines comme la vitesse et la liberté individuelle de mobilité. Il en découle une certaine forme d’appropriation spatiale, pour laquelle l’appréhension paysagère et fonctionnelle de l’espace urbain dissimule une logique où l’espace tend à s’effacer devant le temps. Mais, si cette forme de territorialité marque l’espace, ce n’est pas uniquement par l’intermédiaire des pratiques individuelles. Car les automobilistes ne constituent pas un groupe suffisamment homogène pour adopter d’eux-mêmes des représentations et des pratiques territoriales communes. Il a fallu pour cela que se précisent l’influence de déterminations sociales extérieures aux individus et la médiation de l’espace. En effet, nous allons voir que dans les villes que nous avons choisi d’étudier, s’est mis en place un processus de territorialisation en rapport avec l’automobile, qui passe par l’intervention des forces institutionnelles et par certaines formes d’aménagement de l’espace.
Y. ROLLIER, "Les transports face à un nouvel usage de la ville", in Transport Public, mars 1994, p. 43.
G. DUPUY, 1995, op.cit., p.105.
M. WEIL, Y. ROLLIER, op.cit., p.156.
G. DUPUY, 1995a, op.cit., p.104.
ibid., p.106.
B. DEBARBIEUX et alii, "Réseaux sociaux et territoires", in J.M. OFFNER, D. PUMAIN (dir.), Réseaux et territoires. Significations croisées, Editions de l’Aube, 1996, p.141.
selon l’expression d’Alain Tarrius.
PLAN URBANISME CONSTRUCTION ARCHITECTURE, op.cit., p.10.
B. MARZLOFF, "Nomades, sédentaires et baladeurs", in Urbanisme, septembre-octobre 2001, n°320, p.63.
F. ASHER, 1995, op.cit., p.156.
V. SCARDIGLI, op.cit., p.138.