Conclusion de première partie

« Le territoire est un produit social, avec ses lois et ses acteurs. » 446

Les représentations et les comportements individuels ne peuvent être, nous l’avons vu, d’origine purement endogène. Pour autant, il ne s’agit pas d’une reproduction à l’identique, d’une détermination absolue qui réduirait les sujets au statut de simples objets. D’une certaine façon, les hommes sont même de plus en plus des "individus", mais ont-ils pour autant accru la réalité de leur degré de liberté, de leur autonomie de pensée et d’action ? Les mutations en cours ne seraient-elles pas plutôt des mues, de simples transformations formelles ? Ce questionnement intemporel et transdisciplinaire s’impose également à l’analyse géographique hic et nunc.

Le concept même de territoire nous pousse à ne pas nous enfermer dans un rapport exclusivement personnel à l’espace car il constitue avant tout, selon l’expression d’Angelo Turco 447 , une « issue de l’agir (et du connaître) collectif ». Les territoires sont une projection sur un espace donné des structures spécifiques d’un groupe humain et sont ainsi œuvres nées d’un processus collectif.

A ce titre, les manifestations collectives ne peuvent se réduire à la simple agrégation des actions individuelles. Même l’existence de schèmes communs de représentations et de pratiques individuelles ne suffit pas à édifier un territoire. Seulement, les pratiques territoriales tiennent un rôle actif tout au long de ce processus, en servant notamment à mettre en relation les lieux constitutifs du territoire. Ce territoire, qu’elles dessinent peu à peu, est alors l’interface entre un espace et un système de significations collectives, qui s’affirme à travers un système de valeurs : « au rythme de leurs routines, (…) en proie à la rugosité des espaces matériels de leur vie, les hommes et les femmes, sujets sociaux ordinaires, fabriquent patiemment leurs territoires en s’inspirant des valeurs qui forment leur "habitus". » 448 On peut néanmoins se demander quelle est la part d’influence des sentiments d’appartenance des individus et de leur appropriation de l’espace dans la genèse des territoires, alors même qu’ils en sont assurément un rouage incontournable et qu’ils permettent, en outre, de les identifier.

Car si les territoires sont modelés – et ils le sont –, ce n’est pas en premier lieu par les individus pris en tant que tels. Ainsi, si Guy Di Méo reconnaît l’importance de l’échelle individuelle, il la relativise néanmoins : « de l’espace immédiat décrit par la superposition approximative des expériences ordinaires, jusqu’aux constructions plus abstraites mais objectivées par l’action des appareils idéologiques et politiques, l’espace se structure et se hiérarchise, tout en s’inscrivant dans un jeu dialectique complexe. » L’existence de formations socio-spatiales qui tendent à s’imposer aux métastructures individuelles constitue d’ailleurs une des "fonctions vitales" du corps social. C’est la raison pour laquelle Angelo Turco rapproche le processus de territorialisation d’un véritable travail d’objectivation de l’espace vécu, tandis que nos apprentissages sociaux et l’acquis de nos pratiques sociales nous permettent ensuite de procéder, au fur et à mesure que nous nous représentons et que nous nous approprions l’espace, à sa structuration et à sa réification. Ainsi naît et s’affirme le territoire...

Cet espace plus ou moins objectivé 449 n’est évidemment pas donné a priori mais est le produit d’une longue construction. L’idée générale est que « l’espace devient territoire par la projection du pouvoir d’un acteur dans le but de se l’approprier, d’en contrôler le développement et d’assurer ainsi sa légitimité. » 450 Mais la réalité est évidemment plus complexe dans le sens où cette production est le fruit d’un jeu complexe et d’une lutte de tous les instants entre les différents agents engagés ici dans le champ urbain. En outre, si elle ne peut s’abstraire de l’influence des forces sociales qui ont contribué en l’occurrence à définir la place de l’automobile dans la société, elle doit aussi s’inscrire dans des organisations urbaines locales qui sont loin d’être analogues. L’étude des configurations proposées à Lyon, Lille et Stuttgart et des politiques qui y sont menées vont alors nous inviter à une nouvelle approche du territoire tel qu’il peut être construit, imposé, suggéré ou encadré. Notre ambition est de comprendre comment, dans ces trois agglomérations, le corps social, ses principaux représentants et l’ensemble de ses agents ont modelé l’espace, donnant ainsi à voir une entreprise collective de production d’un territoire urbain dévolu à l’automobile.

Notes
446.

R. BRUNET, 1990, op.cit., p.28.

447.

in Les représentations en acte, cité in G. Di Méo, 1991, op.cit., p. 144.

448.

G. DI MEO, 1998, op.cit., p.8.

449.

L’objectivation de l’espace n’est (heureusement) jamais intégrale. Pour autant, cela ne remet pas en cause la réalité d’un processus allant dans ce sens.

450.

C. LEFEVRE, B. JOUVE, 1992, op.cit., p.623.