Gabriel Dupuy insiste alors sur le choix automobile fait par l’État et qui a constitué une véritable base sociale de diffusion pour ce moyen de transport. De même, Alain Chausse souligne que le fait que « l’usage de l’automobile nécessite des productions complémentaires (...) principalement les infrastructures routières (...) [ramène] le choix social automobile à une décision ressortissant au pouvoir politique ». 458
En effet, les infrastructures conditionnent et matérialisent à la fois l’existence d’un réseau de transport. Or leur construction est un rôle traditionnellement reconnu à l’État et aux collectivités territoriales. Peu importe qu’elles « soient publiques ou concédées à un opérateur qui peut être privé, comme certaines de nos sociétés d’autoroutes, la décision de les réaliser (ou de les faire réaliser) incombe à la puissance publique. Il s’agit, tout à la fois, d’un arbitrage important dans l’allocation des ressources, d’un aspect essentiel de la morphogenèse des réseaux et aussi d’un acte déterminant pour la compétition entre les itinéraires ou entre les modes. » 459
Ce principe s’est appliqué très tôt dans l’histoire de l’automobile, y compris dans des pays où l’intervention étatique ne fait pas partie des pratiques et de l’idéologie dominantes. En 1916, afin de permettre et d’étendre l’usage – mais aussi l’achat – de voitures, le président américain Wilson lance un gigantesque programme de construction de routes, le Federal Aid Road Act. Sam Bass Warner épinglera non sans ironie mais avec justesse la nature de ce mouvement émergent, en estimant pour Los Angeles qu’entre « 1920 et 1960, la métropole californienne s’est dotée d’un nouveau "système" de transport public, dans lequel le secteur public fournit la route et, pour l’utiliser, le particulier apporte sa voiture » 460 Les "auto-routes", fers de lance de l’expansion automobile, apparaîtront dans les années 20 en Europe avec les autostrades italiennes, avant de s’exporter dans des pays comme les Pays-Bas ou l’Allemagne.
En France, l’État ne se préoccupe véritablement de rattraper son retard qu’après la guerre. Auparavant, quelques timides initiatives 461 et projets plus ou moins fantaisistes 462 n’avaient pu faire entrer les français dans l’ère autoroutière 463 . « La "satisfaction de la demande" constitue le credo de l’après-guerre, jusqu’aux années soixante-dix. Principe simple : les gens achètent des voitures, il faut leur construire des routes. » 464
Pour cela l’État ne veut pas recourir, en raison de l’importance des sommes nécessaires, à un système de financement classique par crédits budgétaires. En 1951, le parlement vote donc la création du Fonds Spécial d’Investissement Routier affectant plus de 10% 465 de la Taxe Intérieure sur les Produits Pétroliers à la réalisation de nouveaux ouvrages routiers. En 1955, alors qu’une tranche urbaine est ajoutée au F.S.I.R. pour développer les rocades et les voies rapides urbaines, la loi du 18 avril donne enfin une définition officielle de l’autoroute : voie routière sans croisement, accessible en un nombre restreint de points, sans droit d’accès aux riverains et réservée aux véhicules automobiles ; en outre, la loi stipule que « l’usage des autoroutes est, en principe, gratuit » mais que leur construction et leur exploitation peuvent être concédées à une collectivité qui percevra en échange un péage. Ce dernier point va initier un système fondé sur une logique endogène de développement à long terme, qui fera de l’autoroute l’élément constitutif du réseau routier moderne.
Ainsi, au début des années 60, la diffusion de l’automobile entraîne dans son sillage une véritable mutation du réseau routier français, dont l’autoroute n’est que le signe le plus manifeste. 1961 constitue l’an 1 des autoroutes françaises avec le lancement d’un grand programme de construction de liaisons interurbaines concédées à des Sociétés d’Économie Mixte, dont la philosophie originelle est profondément marquée par les caractéristiques du territoire national.
A. CHAUSSE, op.cit., p.26.
A. BONNAFOUS, 1995, op.cit., p.189.
cité in G. DUPUY, 1999, op.cit., p.12.
Parmi lesquelles on peut noter la création à Lyon en 1935 de la première "Société des Autostrades Françaises" avec son projet d’autoroute Lyon-Saint-Etienne puis, en 1942, celle du service spécial de l’autoroute Paris-Lille chargé de mener les études de cette liaison.
Ainsi l’idée de Marcel de Coninck qui, afin de rattraper rapidement le retard français, propose, dans La vie automobile du 10 octobre 1932, de déferrer les chemin de fer et de les transformer en autoroutes, évitant par ce procédé l’achat de terrain et les expropriations tout en finançant leur construction par la vente du matériel ferroviaire désaffecté.
Seuls quelques kilomètres ont été construits à la périphérie des grands centres urbains afin de faciliter la circulation.
J.P ORFEUIL, 1994, op.cit., p.32.
Le pourcentage prévu initialement était de 22% mais il a été très rapidement revu à la baisse, pour s’établir à 10% avant d’être ensuite raugmenté.