Le réseau initial d’autoroutes conforte en effet totalement la domination centralisatrice de Paris. En fait, lors de cette première phase, il n’a pas été réellement pensé comme un réseau : dans un premier temps, ce sont les tronçons destinés à soulager les routes les plus encombrées qui ont été réalisés, dans un double souci de gestion de trafic et de calcul économique ; d’où la formation d’un réseau polaire rayonnant à partir de Paris. « Le souci de la rentabilité a amené l’administration à le calquer sur celui des voies routières à fort trafic. » 466 « A l’objectif américain de maillage intégral du territoire, la France a donc préféré un objectif d’allocation optimale des ressources au sens de la meilleure efficacité marginale possible du capital investi. (...) Il n’y a rien là qu’une concrétisation banale du fait que les objectifs d’efficacité du secteur des transports sont contradictoires avec les objectifs d’équité et de diffusion de l’aménagement du territoire. » 467 Le projet territorial de ce réseau primaire apparaît donc fortement inégalitaire. Que ce soit en raison du rapport de force territorial français ou de la préférence accordée à la rentabilité économique des projets, le résultat est le même : les deux premières liaisons interurbaines achevées, auxquelles Georges Pompidou avait conféré un caractère d’urgence absolue, vont de Paris à Lille, en 1967, et de Paris à Marseille, via Lyon en 1970 ; ainsi, le développement du réseau autoroutier va pendant longtemps refléter la domination de la région parisienne (figure 31).
Source : J.M. et P. Benoit, La France qui bouge
La grande réforme de 1970 a pour objectif d’en accélérer la cadence en introduisant la possibilité de faire appel à des sociétés concessionnaires à capitaux privés, alors que le Schéma Directeur des Grandes Liaisons Routières de 1971 amorce une vision davantage fondée sur l’aménagement du territoire : l’autoroute doit aider au développement ou à la reconversion des régions et commence à pénétrer les conceptions locales d’aménagement. L’euphorie de construction qui s’en suit, largement financée par les emprunts, produit ses effets jusqu’en 1981, date du dernier record de mise en service d’autoroutes mesuré en kilomètres. Le nouveau système a néanmoins montré ses limites bien avant : à une exception près, l’ensemble des sociétés privées concessionnaires, en proie à de sérieuses difficultés financières, deviennent des sociétés d’économie mixte. Au début des années 80, le nouveau gouvernement considère que l’essentiel du réseau autoroutier est réalisé, après que la crise économique ait provoqué l’abandon de nombreux projets, notamment en région parisienne.
Pourtant, à la fin de la décennie, une croissance rapide et imprévue du trafic 468 provoque une nouvelle accélération des réalisations autoroutières. Les sociétés concessionnaires cherchent alors à réinvestir les excédents dégagés de l’exploitation du réseau existant. C’est ainsi que quatre schémas directeurs vont être successivement établis en 1986, 1988, 1990 et 1992 afin de satisfaire autant, sinon plus, les appétits des sociétés concessionnaires que les besoins de déplacement de la population.
Certes les schémas directeurs autoroutiers sont avant tout des documents à portée politique, sans programmation ni échéancier : ils ne fixent pas de réelle priorité, leur caractère contraignant est fortement limité, l’inscription d’une liaison ouvrant des perspectives sans aucune garantie. Il n’empêche que l’accélération de la fin des années 80 a pour effet concret de rompre avec le type de réseau mis en place. Progressivement, le schéma autoroutier opte pour un maillage du territoire dont certaines relations font visiblement moins de cas de la notion de rentabilité. Des projets entièrement nouveaux voient le jour, notamment des transversales qui font la part belle à cette volonté d’aménagement du territoire. L’autoroute s’impose ainsi comme un « élément de stimulation au développement » 469 . L’objectif avoué du nouveau schéma directeur national est qu’en 2015, aucune partie du territoire français ne soit située à plus de cinquante kilomètres ou de quarante cinq minutes en automobile, soit d’une autoroute ou d'une route express à deux voies, soit d’une gare TGV 470 .
Les raisons qui motivent cette nouvelle conception du réseau autoroutier tiennent néanmoins autant de l’aménagement du territoire que de la crainte des congestions qui amène à proposer des itinéraires alternatifs. De plus, la Cour des Comptes relève alors un trait de la logique sous-jacente au système lorsqu’elle note que, « compte tenu du mode de détermination des péages des sociétés d’autoroutes, l’ajustement entre l’offre et la demande tend à se réaliser par l’accroissement physique de l’offre et non par une adaptation de la tarification. Il y a là un facteur supplémentaire, imputable aux acteurs publics, qui pousse au développement du réseau. » 471
On le voit, l’équation du développement autoroutier repose certes sur une volonté étatique, mais elle dépend finalement autant de l’aspect volontariste de son action que des conditions générales de gestion du réseau qu’il instaure. Dans ce cadre, les disponibilités financières internes dégagées par le système et les effets de la conjoncture économique agissent comme des éléments prépondérants. Une dynamique endogène au système s’est ainsi progressivement élaborée, dynamique qui repose in fine sur les usagers dans la mesure où le péage est « devenu un moyen permanent de financement des infrastructures. » 472
En 1995, la France comptait alors environ 9.000 km d’autoroutes 473 , ce qui la plaçait au quatrième rang mondial. Toutefois, en terme de densité rapportée à la surface du pays, ce réseau apparaissait comparativement moins impressionnant, n’occupant que la huitième place européenne, loin derrière l’Allemagne.
D. NOIN, L’espace français, Armand Colin, 1992, p.124.
A. BONNAFOUS, 1995, op.cit., p.191.
Les autoroutes concédées supportent, entre 1985 et 1990, des taux annuels de croissance de 9 à 12%, alors qu’ils plafonnaient auparavant à 4%.
H. COMTE, "Communes privilégiées ou communes sacrifiées ?", in Les communes à l’épreuve de l’autoroute, PUL, 1983, p.7.
Article 17 de la loi du 4 février 1995 sur l’aménagement du territoire.
COUR DES COMPTES, La politique routière et autoroutière : évaluation de la gestion du réseau national, Rapport au président de la république suivi des réponses des administrations, collectivités et organismes, mai 1992, p.81.
ibid., p.24.
en fait, 7369 km d’autoroutes proprement dit, dont environ 6.500 km concédés, et plus de 1500 km de Liaisons Assurant la Continuité du Réseau Autoroutier. En juin 2003, ce chiffre était passé à 9.350 kilomètres d’autoroutes, dont 7.780 concédées.