L’"exemple" allemand entre conversion et continuité

En effet, au niveau routier, « l’excellent réseau français joignant villes et campagnes, mais tardivement doté d’autoroutes, et encore plus tardivement d’autoroutes urbaines, s’oppose au réseau américain au départ beaucoup plus urbain ou au réseau allemand marqué par un quadrillage autoroutier national très dense et anticipateur. » 474 Il est vrai que l’autoroute est une donnée ancienne et essentielle de l’aménagement du territoire allemand.

En 1939, le IIIe Reich s’enorgueillissait déjà de ses 8.000 km d’autoroutes. Pour des raisons politiques et militaires, la construction du réseau autoroutier reproduit alors un schéma privilégiant les liaisons est-ouest, tout en organisant une certaine convergence des voies vers Berlin. Massivement détruit durant la guerre 475 , sa reconstruction a été ensuite considérée, à l’image de l’industrie automobile, comme un des symboles du Wirtschaftswunder, le miracle économique allemand 476 , le développement de ces infrastructures étant censé favoriser la croissance nationale. La République Fédérale d’Allemagne développe des liaisons nord-sud qui avaient été négligées jusque là, pour réaliser progressivement un véritable maillage de son territoire.

L’autoroute devient ainsi un instrument privilégié de la planification régionale avec un objectif aujourd’hui pratiquement atteint : que toutes les grandes agglomérations soient reliées entre elles par une infrastructure à grande vitesse et qu’aucun lieu central ne soit à plus de 30 à 40 km d’une sortie d’autoroute. Grâce à une grande densité d’échangeurs et de diffuseurs – un tous les 6 km en moyenne –, le réseau autoroutier a aussi pour fonction d’irriguer au mieux le territoire national. Cette organisation de l’espace répond donc à un schéma d’aménagement selon le principe d’ordonnancement hiérarchique du territoire, duquel résulte néanmoins un maillage fin du territoire avec des liaisons interurbaines par autoroute dont le succès est consolidé par leur gratuité. A cet égard, les deux niveaux étatiques de l’Allemagne Fédérale démontrent une remarquable convergence de vue : dans l’exercice de leur compétence en matière d’aménagement du territoire, les Länder accordent une place prépondérante aux infrastructures autoroutières, tandis que l’absence de recours au péage et le financement budgétaire du développement autoroutier ne laissent planer aucun doute quant à l’implication de l’État fédéral dans le système automobile.

Mais, alors qu’il s’agit aujourd'hui d’étendre ce modèle spatial aux nouveaux territoires de l’Est, des contradictions internes à ce système apparaissent. La planification des infrastructures autoroutières, en accord avec le programme fédéral "Unité allemande" (Deutsche Einheit) issu de la réunification, entend considérer de manière prioritaire la situation à l’Est du pays, et ce même si l’accent y est davantage mis sur le réseau ferré. 477 Pour ce faire, le Bund s’est doté d’une loi d’accélération pour la planification des grands projets d’infrastructure, destinée à alléger les procédures de décision et à renforcer ses prérogatives en ce qui concerne les liaisons entre et avec les nouveaux Länder. Toutefois, un examen attentif du plan d’investissement prévisionnel (tableau 10) témoigne de la difficulté à organiser un développement unilatéral et à lutter contre les disparités régionales entre les deux parties du pays : en matière de routes fédérales à grande circulation, le programme de 1992 prévoit une dotation de plus de 130 milliards de DM (68 milliards d’euros) pour l’Ouest contre moins de 60 milliards (30 milliards d’euros) pour l’Est. Même si le territoire de l’ex-RDA est moins vaste et moins peuplé, le rattrapage n’a donc rien de spectaculaire. Pour les anciens Länder, il s’agit même de la manne financière la plus importante de ces vingt dernières années – rapportée sur le même nombre d’années.

Tableau 10 - Évolution des investissements prévisionnels des plans fédéraux de transport (en milliards de DM courants)
Programmes Fer Route Voie d’eau Total Répartition en %
Plan fédéral de 1980 (1981-1990) 43,6 63,4 8,5 115,5 37,7 54,9 7,4
Plan fédéral de 1985 (1986-1995) 35 50,1 8 93,1 37,6 53,8 8,6
Plan fédéral de 1992 (1991-2010) 194,9 191,4 28 414,3 47 46,2 6,8
Dont : Anciens Länder 103,2 133,6 17 253,8 40,7 52,6 6,7
Nouveaux Länder 91,7 57,8 11 160,5 57,1 36 6,9

Source : Ministère Fédéral des Transports, 1992 478

En fait, la toute-puissance de l’État fédéral allemand en matière de construction d’infrastructures de transport s’est trouvée jusqu’à présent notablement bridée par la résistance de Länder, qui, soucieux de préserver leurs compétences, ont entravé les politiques globales destinées à gommer leurs disparités d’équipement. A l’image de ce qui se passe pour la réalisation d’autres voiries, pour lesquelles il n’a jamais pu briser complètement la logique du nivellement forfaitaire – en vertu de laquelle les aides sont divisées, afin de désamorcer tout risque de conflit, selon des critères objectifs comme le nombre d’automobiles immatriculées dans chaque Land –, le Bund peine alors à assumer ses missions de solidarité et d’équité ; ce qui explique que la politique volontariste menée à l’Est ne soit pas sans conséquences sur les investissements réalisés à l’Ouest et profite également aux anciens Länder.

Il faut dire que les pressions ne manquent pas, qui poussent à la poursuite du développement autoroutier dans l’ex-Allemagne de l’Ouest. D’abord, l’ouverture à l’Est, en replaçant l’Allemagne dans une situation centrale en Europe, s’est traduite par une nette progression du trafic de transit sur le territoire national, avec une concentration particulière sur les couloirs autoroutiers est-ouest. Ensuite, la place prise par le réseau d’autoroutes dans la mobilité quotidienne des Allemands est considérable, à tel point que, victime de son succès, ce réseau majoritairement doté d’infrastructures à deux voies connaît, malgré sa densité, un niveau élevé de saturation. En 1995, « l’intensité kilométrique moyenne [s’établissait] à un niveau proche de 45.000 véhicules par jour » 479 et près de 35% du réseau supportait des niveaux de trafic supérieurs à 50.000. A ce propos, Gabriel Dupuy évoque l’importance spécifique en Allemagne des déplacements interurbains 480 , pour lesquels le maillage autoroutier est un support privilégié : alors qu’en France, la gratuité des autoroutes de dégagement tend à favoriser des schémas de déplacements périurbains, la performance et la gratuité des liaisons autoroutières entre les villes allemandes font qu’il n’est pas rare de résider dans un grand centre urbain et de travailler dans un autre, participant en cela au rapprochement et à l’unification des marchés du travail de villes voisines plutôt qu’à la simple extension de l’aire de recrutement des grandes concentrations métropolitaines – qui existe néanmoins.

Soumis aux pressions croissantes d’un transit européen et de migrations métropolitaines et interurbaines en progression constante, le développement autoroutier doit-il pour autant continuer à suivre le rythme de croissance de la mobilité, comme ce fut le cas entre 1965 et 1985 ? Aujourd'hui, un tel scénario semble pouvoir être rejeté. D’abord en raison de la quête sans fin que constitue, en matière de déplacements autoroutiers, la recherche d’une offre adaptée à une demande en perpétuelle augmentation. Mais aussi du fait de la montée des préoccupations environnementales qui paraissent incompatibles avec les effets externes résultant de toute nouvelle préférence accordée à l’automobile. En écho à ces préoccupations, qui se renforcent parfois au point que des projets qui « paraissent importants au niveau national, rencontrent de plus en plus de résistance au niveau régional » 481 , le plan fédéral des transports de 1992 (Bundesverkehrswegeplan) a notamment pris un engagement de réduction des émissions polluantes. Cependant, si ce plan procède à un certain rééquilibrage entre les différents modes de transport au niveau national, il ne marque ni abandon, ni pause significative dans le développement routier. Au contraire, les différences structurelles d’investissement entre l’Est et l’Ouest illustrent bien la dynamique interne au système automobile : en effet, si les nouvelles réalisations tendent à se faire davantage à l’aune des nécessités régionales, le rôle qu’elles remplissent au service des grandes agglomérations continue à être privilégié.

En fait, il s’affirme en Allemagne une volonté tenace de développement du réseau autoroutier, et ce en vertu de principes généraux qui, malgré des dissemblances marquantes au niveau des modalités d’application, ne diffèrent finalement guère du cas français : orientations et impulsions décisives de la part de l’État voire des États de la République Fédérale, poids important des déterminants économiques dans ce processus et affirmation d’une dynamique endogène au système existant, ne serait-ce que d’un point de vue territorial.

Néanmoins, tout n’est pas que continuité dans le développement autoroutier allemand. Afin de poursuivre l’effort entrepris, l’État fédéral allemand se voit aujourd'hui contraint, à l’instar de plusieurs autres pays du nord de l’Europe, de rechercher de nouvelles sources de financement. Car l’implication budgétaire du Bund, si elle a le mérite d’inviter à une programmation rigoureuse des investissements, reste soumise aux fluctuations des recettes fiscales et s’accommode mal des contraintes inhérentes au processus d’intégration économique européenne en matière de réduction des déficits budgétaires, tandis qu’il s’agit de réaliser dans les meilleurs délais un programme alourdi par la réunification. L’Allemagne tend alors à introduire progressivement des éléments de péage dans son montage financier global. Ainsi, en 1995, la République Fédérale a mis en place avec le Danemark, les Pays-Bas, la Belgique et le Luxembourg un système commun de vignette pour les poids lourds de plus de douze tonnes circulant sur le réseau autoroutier de ces pays. En 2005, un système électronique de péage kilométrique se substituera à ce premier type de paiement : on attend de la LKW Maut qu’elle dégage environ 3,5 milliards d’euros de recettes par an, dont la moitié servira à financer les infrastructures de transport comme l’élargissement de 600 kilomètres d’autoroutes mais également l’amélioration des capacités du fret ferroviaire et la modernisation des infrastructures fluviales saturées. 482 Après l’instauration progressive de limitation de vitesse sur les autoroutes, cette évolution abolira la seconde spécificité du "modèle" allemand : sa gratuité totale pour l’usager. Parallèlement, le gouvernement fédéral étudie les modalités d’un financement privé de la construction, de l’entretien et de l’exploitation de ces infrastructures. Si le recours au préfinancement privé permet déjà d’atténuer provisoirement la pression sur les finances publiques et si une loi sur la construction et le financement privé existe depuis 1994 pour certains types d’ouvrages routiers, le réseau autoroutier pour lequel s’affirment des demandes d’extension persistantes pourrait donc à long terme se tourner vers des modalités de financement non publiques et se rapprocher ainsi du système français.

Notes
474.

G. DUPUY, 1995, op.cit., p.118.

475.

Il reste 2.100 km d’autoroutes utilisables en 1945.

476.

même si François Reitel rappelle que le protestantisme ignore de genre de phénomènes et donc que, loin de l’image du miracle, « la situation économiques de l’Allemagne est la conséquence logique de l’histoire et des structures que s’est donnés un peuple travailleur, cultivé et dynamique » (in L’Allemagne. Espaces, économie et société, Nathan, Paris, 1996, p.6).

477.

Le programme comprend 17 projets qualifiés d’urgent, dont neuf concernent le rail, sept la route et un les voies navigables.

478.

in Akademie für Rauforschung und Landesplanung, Handwörterbuch der Raumordnung, Hannover, 1995, p.150.

479.

L. GUIHERY, "Quelles grandes infrastructures de transport pour l’Allemagne unifiée ?", in Allemagne d’aujourd’hui, n°134, octobre-décembre 1995, p.52.

480.

Ce qu’il appelle le territoire interurbain de l’automobile. Ce dernier tend en effet à prendre de l’importance dans les processus de reconquête territoriale permis par l’automobile, parallèlement à la caractéristique allemande "historique" incarnée par le territoire automobile touristique (que l’on observe à travers l’importance spécifique des déplacements de loisirs dans les pratiques des automobilistes allemands et qui utilise ici l’autoroute pour procurer aux citadins un accès aisé aux paysages naturels situés loin des villes).

481.

K. SCHLIEPHAKE, "Les autoroutes allemandes en question : des outils au service du développement régional ou au service des grandes agglomérations ?", in J. VARLET (dir.), Autoroutes, économie et territoires, Actes du colloque SATCAR du 18-19 mai 1995 à Clermont-Ferrand, CERAMAC, Clermont-Ferrand, 1997, p.368.

482.

Ce système devait être initialement instauré en 2003 mais des problèmes techniques ont retardé sa mise en œuvre, reportant d’autant le lancement du programme d’investissement qu’il doit permettre de financer.