Pourtant, en France, depuis la fin des années 90, nombre de projets validés par le schéma national ont été progressivement remis en question : doit-on considérer ce fait comme un simple avatar conjoncturel ? Comme l’émanation d’une nouvelle volonté politique ? Comme la conséquence de nouvelles contraintes pesant sur le système français ? Ou comme un mouvement plus global de remise en cause du développement autoroutier ?
Dans Le Monde du 12 mars 1998, des entreprises de travaux publics publiaient un encart intitulé "Attention, fin d’autoroutes" : « depuis un an, écrivaient-elles, des projets de construction d’autoroutes sont stoppés les uns après les autres. Nous en sommes à neuf arrêts. (...) le gouvernement n’a pas annoncé son choix de remettre en cause la politique autoroutière française. Simplement, ici on s’arrête pour des impératifs juridiques, là on décide de prolonger (indéfiniment ?) les procédures. (...) Les 6000 entreprises de Travaux Publics demandent la poursuite du programme autoroutier au rythme prévu. » A la fin du mois de juin 1998, une vingtaine de parlementaires de droite décidait de créer un intergroupe baptisé Autoroutes Avenir pour protester contre ce qu’ils nomment une attitude "anti-autoroutière" du gouvernement : ce rassemblement sera à l’origine de l’adoption de plusieurs amendements au projet de loi d’orientation de l’aménagement durable du territoire lors de son examen au Sénat en mars 1999, amendements destinés à renforcer les conditions de développement des autoroutes.
En fait, en quelques années, la logique économique de développement semble s’être inversée et les mêmes motifs qui, il y a peu, nourrissaient l’extension du réseau autoroutier, la contrarient aujourd’hui. En premier lieu, les sociétés concessionnaires pouvaient obtenir une prolongation de leur concession en cours en décidant de construire une nouvelle section, selon le principe de l’adossement. Ainsi, au milieu des années 90, un rapport du Sénat prédisait que « la simple mise en oeuvre de l’actuel schéma directeur routier adopté en 1992 devrait permettre au secteur autoroutier concédé, malgré un rythme d’investissements de l’ordre de 20 milliards de francs par an, de maintenir un équilibre financier satisfaisant, sous réserve d’une croissance du trafic de l’ordre de 4 % par an, permettant d’accroître la capacité d’autofinancement en proportion de l’augmentation prévisible de la dette. » 483 En dépit de cette sensibilité aux évolutions du trafic, la facilité apparente du système de financement, sous la forme d’avances consenties par Autoroutes de France jusqu’en 1994, puis ensuite d’emprunts garantis par l’État, a longtemps eu tendance a renforcer le caractère déresponsabilisant du système de développement autoroutier.
L’avenir autoroutier français est toutefois fait d’infrastructures de plus en plus coûteuses 484 , avec notamment des contraintes écologiques renforcées, et de moins en moins rentables, puisque les nouvelles liaisons supporteront a priori des charges de trafic bien inférieures. Or, l’endettement des sociétés d’économie mixte concessionnaires d’autoroutes a progressé ces dernières années de manière plutôt spectaculaire : de 6 milliards d’euros en 1985 (40 milliards de francs), il est passé à 10 milliards en 1990 (65 milliards de francs), puis à 16 milliards en 1996 (105 milliards de francs) et à plus de 23 milliards aujourd'hui (150 milliards de francs). En 1992, le quart du péage payé par l’utilisateur d’une autoroute était déjà consacré au remboursement des emprunts 485 . Dans son rapport de 1999, la Cour des Comptes n’écartait d’ailleurs pas le spectre d’une crise financière, tant les sociétés d’économie mixte lui paraissaient « largement fictives », caractérisées par l’insuffisance de leurs fonds propres, la faiblesse de leur autonomie de gestion et le report du retour à l’équilibre à une échéance sans cesse repoussée.
A cet état des lieux peu encourageant, s’est ajouté une directive décisive de l’Union Européenne sur laquelle l’État français s’est aligné, modifiant le système de financement de ses autoroutes à partir du 1er janvier 1998 : le construction de nouveaux tronçons doit dorénavant donner lieu à une mise en concurrence réelle ; le choix d’un concessionnaire pressenti avant même la signature de la concession cède la place à un appel à candidature européenne. Le système français, qui attribuait les nouvelles réalisations aux sociétés qui avaient obtenu les concessions voisines en augmentant la durée des secondes afin de financer ces nouveaux tronçons par les péages prélevés sur les infrastructures déjà amorties, a donc vécu. A présent, si une autoroute ne se révèle pas rentable, l’État pourrait se voir dans l’obligation de débloquer des "subventions d’équilibre" pour financer son déficit. Or, comme les nouvelles liaisons ne seront a priori ni les plus chargées ni les moins coûteuses, la poursuite du développement autoroutier français tendrait à se retrouver de nouveau confronté au dilemme "automobiliste versus contribuable", ou exprimé d’un autre point de vue "rentabilité des infrastructures versus aménagement du territoire".
Outre le fait qu’on sait depuis longtemps que la logique de désenclavement 486 peut se heurter à celle de la rentabilité des investissements, les motifs financiers ne sont pas les seuls à pouvoir remettre en cause le développement autoroutier. A l’échelle locale, les projets d’autoroute semblent rencontrer de plus en plus de résistance. Certes, des réticences de style NIMBY ne sont pas nouvelles. Mais la prégnance des préoccupations écologiques ou de cadre de vie en constitue aujourd’hui une variante sensiblement différente. L’interrogation latente de l’opinion publique sur la pertinence de la primauté accordée aux infrastructures lourdes de type routier semble gagner en vigueur face aux intérêts spécifiques et immédiats des automobilistes qui la composent. Cette réalité émergente a longtemps tranché avec l’attitude générale d’élus locaux beaucoup plus réservés à cet égard. Toutefois nous verrons que leur investissement 487 en ce sens évolue parfois au fur et à mesure que se renforce l’importance de ce type d’enjeux, et ce d’autant plus que ces préoccupations locales sont de plus en plus relayées au niveau global, avec notamment la diffusion du concept de développement durable.
Pour autant, en dépit des difficultés auxquelles s’est trouvé confronté le développement autoroutier français ces dernières années, on peut raisonnablement penser qu’il se poursuivra à l’avenir. D’ailleurs, le comité interministériel d’aménagement et de développement du territoire (CIADT) de décembre 2003 a arrêté plusieurs projets importants à l’horizon 2025, destinés à compléter le maillage autoroutier existant par des liaisons transversales mais aussi par plusieurs contournements urbains notamment autour de Lyon (figure 32). Pour les mener à bien, une nouvelle institution verra le jour en 2005, l’Agence pour le financement des infrastructures de transport, et sera dotée de ressources affectées provenant pour partie des dividendes des sociétés d’autoroute ainsi que de leurs redevances revenant à l’État. 488 Sans préjuger de la partie du schéma autoroutier qui sera effectivement réalisée, on peut cependant raisonnablement penser que toutes les ambitions ne pourront être concrétisées. Quant à celles qui le seront, il reste à savoir si elles confirmeront « l’importance prise ces vingt dernières années dans le secteur public par les logiques d’entreprise et de rentabilité, [qui] oriente les investissements d’infrastructure plutôt vers les grandes villes et les grands axes de communication » 489 , bref vers les espaces de la compétitivité dans une économie globale.
Pour bien comprendre la pérennité probable du développement autoroutier, il importe finalement de mesurer la réalité du pouvoir de transformation spatiale de ces voies et la portée de toute nouvelle option par rapport aux territorialités automobiles. Ces infrastructures doivent alors être envisagées dans la complexité de leurs relations avec le réseau qu’elles supportent, l’espace qu’elles traversent et le territoire qu’elles concourent à dessiner.
Source : Comité Interministériel d’Aménagement et de Développement du Territoire
J. BOYER, Politique d’investissement dans le domaine des infrastructures routières, Commission des Affaires Économiques du Sénat, Rapport d’information n° 256, 1996/1997.
Selon le RCA, organisme public de contrôle des autoroutes, le coût moyen d’une autoroute s’établit entre 50 et 60 millions de francs du km, contre une vingtaine de millions il y a 15 ans.
cité in J.J. TUR, Géographie humaine et économique de la France, Ellipses, Paris, 1998, p.381.
Nous reviendrons ensuite sur les réalités qui se cachent derrière cette idée du désenclavement par l’autoroute.
dans l’acception qui est celle de Pierre Bourdieu, à savoir « inclinaison à agir ».
Car, obéissant à un curieux modèle économique, les sociétés d’autoroutes, si elles sont fortement endettées et consommatrices de capital, sont aussi d’importantes pourvoyeuses de ressources financières.
F. ASHER, 1995, op.cit., p.111.