4.2.1. L’organisation spatiale plus importante que l’infrastructure

L’infrastructure au service du moyen de transport

En France, l’autoroute a suivi la diffusion de l’automobile en répondant à une réalité économique de croissance de la motorisation déjà engagée. Socialement, l’équipement automobile a été valorisé pour des raisons sur lesquelles nous ne reviendrons pas. L’autoroute est devenue ensuite une des clés emblématiques d’entrée dans la société moderne.

L’adhésion aux principes sociétaux en vigueur est alors passée notamment par l’adhésion à la construction de ces infrastructures. Les acteurs de la sphère politique furent logiquement sensibles à cet argument, au point de se forger une représentation largement mythifiée de l’autoroute dont ils ont du mal à se défaire aujourd’hui mais avec laquelle leurs administrés semblent avoir pris quelques distances. En effet, dans l’opinion française, les effets pervers du système automobile sont désormais largement reconnus. Cependant, une attitude qu’on peut juger schizophrène persiste, dans la mesure où il n’y a pas réellement de remise en cause globale du système automobile. A ce titre, ce qu’explique Cynthia Ghorra-Gobin à propos de Los Angeles n’est d’ailleurs pas si éloigné de la vision européenne : « la voiture et son corollaire, l’autoroute urbaine, ont été perçues (...) comme des outils renforçant la vision d’une ville organisée autour du principe de la maison et du jardin pour tous et, de ce fait, se sont très rapidement inscrits dans les modes de vie des habitants » 526  ; nos valeurs sociétales se sont ainsi incarnées, par l’intermédiaire des comportements, dans un mode de vie où l’automobile est devenue quasiment nécessaire pour s’assurer une localisation résidentielle moins contrainte, pour permettre un départ aisé en week-end ou en vacances... etc.

Ces préférences de nature économique, sociale et culturelle ont cherché à s’inscrire dans l’espace, afin de s’affirmer, de se concrétiser et de se pérenniser. Il a fallu adapter l’espace, ce qui a imposé entre autres la réalisation des infrastructures qui ont paru les plus appropriées. L’autoroute fit alors figure d’incarnation spatiale et de symbole territorial fort de cette priorité accordée à la voiture particulière, et c’est à son sujet – et eu égard à ses caractéristiques propres – que la réalité d’un processus de soumission de l’espace urbain à l’édification d’un territoire pour l’automobile se fit la plus évidente.

Nous verrons toutefois que si d’indéniables similarités apparaissent entre les villes soumises à ce processus, ce processus d’adaptation est loin d’être univoque, tant au niveau de ses formes que de son ampleur. Les politiques urbaines locales que nous allons étudier et les stratégies qui y sont liées ont été sans conteste largement influencées par ces priorités socio-économiques et par son corollaire, la "vague des idées dominantes". Des mesures destinées à encadrer spatialement l’usage de l’automobile, il n’est rapidement resté qu’un certain nombre de "recettes", de schémas récurrents se diffusant avec leur inévitable cortège d’effets de mode mais également leur nécessaire maturation. Toutefois la "pensée unique de l’automobile" a pénétré des milieux locaux qui ne sauraient être totalement identiques. Elle s’est alors immiscée diversement dans les processus décisionnels.

Les déterminants globaux économiques, sociaux et culturels ne se sont donc pas traduits uniformément à Lyon, Lille et Stuttgart. Ainsi, à Stuttgart, la place historique et actuelle de l’industrie automobile dans la base économique de la ville n’a pas d’équivalent dans nos deux exemples français : ville emblématique de l’automobile, notamment grâce à une firme à l’étoile mondialement connue, la capitale souabe a certes diversifié cette base économique 527 mais la nécessité d’une diffusion de ce moyen de transport a sans doute plus rapidement qu’ailleurs pénétré les esprits ; très concrètement ensuite, la motorisation s’est rapidement développée, ne serait-ce qu’en raison des facilités d’acquisition accordées aux ouvriers de Mercedes-Benz. A l’inverse, l’histoire industrielle et sociale de l’agglomération lilloise a retardé l’avènement de l’automobile comme moyen de transport de masse : de fait, pour nombre d’acteurs locaux encore en place, cet outil conserve une aura de progrès social ; ce faisant, toute atteinte à la liberté d’utilisation de la voiture particulière a vocation à être potentiellement vécue comme une forme de "régression sociale".

Si ces arguments nous semblent avoir leur importance et leur place ici, les facteurs spatiaux, les déterminants liés à l’organisation spatiale de la ville méritent une attention particulièrement soutenue. Autant d’ailleurs dans le schéma général que dans l’étude des particularismes locaux, l’espace tient un rôle prépondérant. Son rôle dans la logique territoriale de l’automobile-reine pose la question du poids des structures spatiales sur la définition des politiques d’aménagement. A cet égard, l’espace urbain n’est jamais totalement inactif, même s’il reste un espace produit.

Notes
526.

Los Angeles. Le mythe américain inachevé, CNRS Editions, Paris, 1997, p.88.

527.

Mercedes à Stuttgart, ce n’est pas Volkswagen à Wolfsburg.