L’infrastructure et l’organisation spatiale : deux modèles de réseau autoroutier pour deux conceptions de la ville

La mise en perspective de Lyon avec Lille et Stuttgart pousse à considérer trois agglomérations soumises aux mêmes phénomènes de métropolisation et de périurbanisation, mais qui se distinguent néanmoins par des structures spatiales relativement différentes. Or les politiques publiques sont nécessairement soumises à un processus décisionnel "en cascade" dans lequel l’espace tient un rôle intermédiaire mais crucial.

En réalité, tel qu’il se structure, l’espace est le fruit et le reflet de choix de société mais il est finalement encore plus que cela : il constitue un élément extrêmement engageant pour l’avenir, qui peut s’adapter mais aussi résister aux préférences sociales affichées et les infléchir, une force d’inertie aux évolutions et aux maturations lentes. « L’espace géographique, par le cumul des héritages multiples dont il est chargé, introduit une stabilité soit contraignante, soit favorable » 528 , et cette inertie fondamentale de l’espace ouvre inévitablement des possibilités de conflit entre les réalités passées et présentes. Les stratégies de développement urbain doivent alors autant composer avec cette contrainte que jouer avec ces potentialités spécifiques.

En la matière, il faut alors souligner la place particulière prise par les autoroutes dans les logiques de développement urbain tout autant que dans l’orientation des politiques publiques.

D’abord, l’importance et le caractère stratégique de l’autoroute tiennent au fait que l’urbain se développe en fonction d’une échelle plus petite. Le dynamisme d’une ville se définit largement en fonction de sa situation. Les métropoles notamment attachent énormément d’importance à leur liaison avec l’extérieur. Elles ne peuvent valoriser leur position qu’à condition de bénéficier d’infrastructures de transport rapides. Il s’agit d’être connecté à des réseaux régionaux, nationaux, internationaux voire mondiaux, mais également de constituer de véritables carrefours, des pôles, comme si le simple fait de voir se rencontrer divers flux en un point suffisait au développement de ce dernier. Ces réseaux sont multiformes, parfois même immatériels. Pour l’automobile, c’est le réseau d’autoroutes qui assure dorénavant cette fonction. Les différences entres les villes se situent dans l’importance qualitative et quantitative de ce réseau d’infrastructures mais également au niveau de sa portée spatiale transnationale, nationale ou régionale.

Ensuite, l’élément discriminant tient au rôle de l’agglomération dans ce réseau, à la façon dont elle y est elle-même connectée et à la manière dont elle accueille les flux, dont elle les articule, les superpose ou les juxtapose. Cela impose alors d’inverser les termes de la réflexion et d’analyser le rôle du réseau autoroutier dans l’agglomération. L’autoroute se fait ainsi plus spécifiquement urbaine. Aux États-Unis, l’intégration de ce type d’infrastructure dans l’espace urbain a nécessité une évolution des concepts : on est passé d’une autoroute paysagère – suburban parkway – à une autoroute dont la vocation était avant tout d’assurer les déplacements entre les différentes pôles de l’agglomération – urban freeway. En Europe, on conserve le sentiment que le paysage urbain est beaucoup moins marqué par les autoroutes. Pourtant, ces dernières sont devenues dans nombre d’agglomérations européennes des axes structurants parfaitement intégrés à la vie quotidienne de la cité.

La conception du réseau d’infrastructures se trouve alors directement liée à la structure, au fonctionnement interne de l’agglomération et, ce faisant, participe d’une conception globale de la ville et de l’espace urbain. Les principales options en la matière sont bien connues. Elles opposent une construction radiale et polaire du réseau, à une approche plus réticulaire en terme de maillage dont Los Angeles constitue l’archétype le plus connu.

En effet, après l’abandon de tout projet ambitieux de transports collectifs, l’ingénieur de l’État Edward Telford conçut, dans les années 60, un schéma d’autoroutes urbaines pour la capitale californienne selon le principe de la grille. Son ambition était d’assurer une irrigation de l’ensemble du territoire ainsi qu’une meilleure desserte des liaisons transversales. En abandonnant l’idée d’une convergence de ces infrastructures – idée chère aux commerçants du centre qui pensaient qu’un tel réseau aurait pu les favoriser –, il optait implicitement en faveur d’une ville éclatée et polynucléaire, ce qui constituait une façon, sinon de privilégier les périphéries, du moins de lutter contre l’affirmation d’une centralité dans l’organisation de la cité californienne. En fait, le choix du type de réseau autoroutier n’a fait que révéler les tensions internes existant déjà entre centre et périphéries : il a servi les intérêts des puissants commerçants des quartiers périphériques ; surtout, il a apaisé la crainte, profondément ancrée dans la philosophie qui a guidé l’édification de Los Angeles, d’une densification du tissu urbain central.

A l’inverse, le choix d’un réseau polaire reflète une conception urbaine dans laquelle le centre conserve une place de choix. La convergence des flux est censée assurer la pérennité de la puissance de ce pôle. Dans le même temps, par les liens qu’il conserve avec son environnement à l’échelle de l’agglomération et de ses extensions, l’espace central espère sauvegarder sa place dans les pratiques urbaines et dans l’organisation d’un espace urbain qui ne cesse de s’étendre. Ce schéma, assez symptomatique de métropoles européennes marquées par la présence d’un centre historique, tente alors de concilier la volonté de maintien de cette centralité forte avec les impératifs d’une pénétration de l’automobile jusqu’au cœur de la cité.

Nous verrons pour nos trois villes les arbitrages opérés dans le cadre de cette double exigence incontournable, dont la satisfaction semble parfois tenir de la gageure. Parallèlement, nous observerons que ce modèle de réseau, avec ses radiales, peut néanmoins s’accommoder de différents types de structure urbaine et qu’il n’a pas pour corollaire obligé une organisation à centre unique qui étend sa domination sur l’ensemble des périphéries.

Notes
528.

F. AURIAC, "Pertinence de certains concepts dans l’analyse de système en géographie", in Y. GUERMOND et al., Analyse de système en géographie, Presses Universitaires de Lyon, 1984, p.314.