4.2.2.2. Mise en perspective du cas lyonnais

Le "petit frère" lillois

La mise en perspective avec le cas lillois donne à voir des similitudes étonnantes. La métropole Nordiste s’enorgueillit d’un réseau autoroutier 547 en étoile de dimension nationale et européenne : sur les cinq artères qui s’y croisent, deux 548 sont transfrontalières, initiant avec l’autoroute Paris-Lille 549 , un axe nord-sud européen. Sur ce réseau de base, s’est greffé plus tardivement 550 un axe est-ouest à vocation plus régionale constitué de l’A.25 vers Dunkerque et de l’A.23 vers Valenciennes.

Comme à Lyon, cette complexion n’échappe donc pas à l’imbrication des échelles relative à la portée et à l’usage de ce réseau : les autoroutes satisfont autant les ambitions européennes de la métropole qu’elles favorisent son rayonnement régional, « ce qui devrait aller dans le sens d’un [renforcement] de l’attractivité du centre de l’agglomération lilloise sur le reste de son arrondissement. » 551 Ainsi, la fonction plurielle de ces grandes infrastructures ne se dément pas. Certes les chiffres du transit dans l’agglomération paraissent toujours aussi négligeables, avec 1,4% du trafic d’automobiles particulières un jour ouvrable moyen de 1988 dans l’arrondissement de Lille. Mais encore faut-il en faire une observation adaptée : cela représente 5% de ce même trafic si on raisonne en termes d’occupation du réseau routier principal et 14% du réseau rapide occupé en termes d’espace à l’heure de pointe de soir. Les problèmes posés par ce type de flux s’avèrent ponctuels et concentrés sur quelques sections, de façon et dans des proportions tout à fait similaires à ce qu’on a pu observer à Lyon : 12.000 déplacements journaliers entre l’A.22 et l’A.1, 4.800 entre l’A.25 et l’A.1 pour les volumes supérieurs à 2.000 ; à l’heure de pointe du soir, le transit représente 6% du volume de trafic de l’A.1 au sud de Lille, 14% de celui de l’A.22 et 11% du tronçon assurant la continuité entre ces deux grands axes (figure 37). Certes ces infrastructures accueillent en premier lieu un trafic interne et d’échange mais il ne faut pas sous-estimer la gêne occasionnée par le passage d’un trafic de transit croissant. 552

Figure 37 - Une estimation du transit sur les principales autoroutes de l’agglomération lilloise
Figure 37 - Une estimation du transit sur les principales autoroutes de l’agglomération lilloise

Source : DDE du Nord, Enquête cordon 1988

A Lille comme à Lyon, cette situation est le résultat de décisions dans lesquelles le poids de l’État fut largement décisif, sans que ses orientations ne heurtent toutefois les politiques locales.

Le tournant se situe au début des années 70, marqué par la volonté de multiplier les infrastructures autoroutières. En valorisant une position de carrefour tout en instaurant le primat de la route, on considère alors que cette politique est une façon de s’affirmer comme une métropole d’importance. Dans le même temps, ces infrastructures sont considérées comme des supports du développement économique et urbain. La construction de grandes radiales convergeant vers le centre de l’agglomération apparaît donc indispensable, mais teintée ici d’une légère nuance : on perçoit d’emblée Lille en termes de conurbation à l’intérieur de laquelle elle n’est que l’un des pôles centraux, si bien que la traversée de l’agglomération n’implique pas forcément celle de la ville qui lui donne son nom.

Le schéma directeur de 1973 entérine cette priorité routière en multipliant les projets de voies rapides, tandis que les prévisions de trafic évoquent une croissance de 600% à l’horizon de 1990. Outre l’arsenal de pénétrantes, les décideurs de l’époque anticipent donc sur la congestion prévisible de certaines infrastructures, en inscrivant par exemple le doublement de l’A.1 par l’A.1 bis. Il fallait en effet prévoir d’accompagner une hausse du trafic jugée inéluctable. Figurent également au SDAU plusieurs rocades de contournement, qui seront sacrifiées au profit de la réalisation prioritaire des tracés concentrant les flux au sein même de l’agglomération. Là encore, le décalage entre les plans et les réalisations est important, seule la première phase prévue au SDAU, la construction des grands radiales autoroutières, étant réalisée. La faute en revient principalement à l’État, premier maître d’ouvrage et investisseur, qui se désengage progressivement de projets qu’il considère de moindre envergure car avant tout locaux. Mais la Communauté Urbaine a également toujours cherché à faire passer les grands axes au plus près de l’agglomération afin que cette dernière en profite.

Ainsi, comme à Lyon, il s’est posé la question du tronçon destiné à assurer la continuité autoroutière du grand axe de transit de l’agglomération, entre l’A1 au Sud et l’A22 au Nord. La construction d’une Voie Rapide Urbaine (VRU), le "boulevard" de Fives, inscrite dans le SDAU, devait y remédier. Mais, alors que la construction de la ville nouvelle de Villeneuve d’Ascq dilue les financements, l’État hésite à l’engager en raison de la conjoncture économique. Le président de la Communauté Urbaine de Lille, Arthur Notebart, propose alors une solution d’attente peu coûteuse qui emporte l’adhésion des techniciens de la DDE mais qui provoquera la démission du concepteur de la ville nouvelle : réaliser le boulevard du Breucq, axe structurant de Villeneuve d’Ascq, aux normes autoroutières afin d’accueillir provisoirement le trafic de transit.

Toutefois, en matière de politiques urbaines et de déplacements, le provisoire est parfois amené à se pérenniser : ce boulevard réalisé en 1974, dimensionné comme une voie de desserte avec des échangeurs très rapprochés, enclavé dans une zone urbaine en devenir, deviendra la rocade Est 553 , puis finalement une véritable liaison autoroutière intra-urbaine supportant plus de 100.000 véhicules par jour, dont 15% de poids-lourds, avec un taux de saturation de 100% sur toute sa longueur. Comme l’observent plus globalement les magistrats de la Cour des Comptes, « l’impossibilité de mettre en œuvre les projets initiaux conduit, à intervalles rapprochés, à des remaniements des programmes qui altèrent le classement et le parti d’aménagement des itinéraires. Ces remaniements font apparaître assez souvent l’inadaptation d’aménagements partiels déjà réalisés au titre du projet initial. » 554

On retrouve donc à Lille comme à Lyon la même absence de défiance à l’encontre d’un passage intra-urbain du transit automobile, assuré par de grands axes autoroutiers de liaison (figure 38). Au contraire, les édiles lillois entendent bien profiter à des fins internes d’un axe national s’enfonçant au cœur de la conurbation sans que cela ne paraisse incompatible avec un statut de VRU. Si le caractère multifonctionnel du réseau principal semblait alors n’effrayer personne, il pose aujourd’hui le problème de saturation d’un carrefour enclavé en zone dense. Le sud de l’agglomération est ainsi devenu le point d’échange unique d’une multitude de flux : la rocade Est, l’A.1 ou même le boulevard périphérique Sud se trouvent tous aux prises avec d’importantes difficultés de circulation.

Figure 38 - Le trafic sur les grandes voiries de la métropole lilloise en 2001
Figure 38 - Le trafic sur les grandes voiries de la métropole lilloise en 2001

Les mutations urbaines locales constituent l’autre pan de cette réalité désormais bien identifiée. Les déplacements ayant pour origine ou destination le domicile, le travail fixe et les affaires professionnelles représentent environ 60% des trafics de l’A.25 Lille-Dunkerque et de l’A.23 Lille-Valenciennes. Quant à la répartition horaire du trafic sur l’A1, il montre des pics notables à l’heure de pointe du matin et du soir. Les autoroutes, particulièrement bien reliées au réseau intérieur de l’agglomération, participent largement à un processus de métropolisation qui nécessite la mise en relation de ces centres pourvoyeurs d’emplois que sont Lille, Roubaix et Tourcoing avec une périphérie profitant d’une nouvelle rapidité potentielle d’accès à ces pôles.

Le schéma lillois est donc une sorte de petit frère du schéma lyonnais : une réalisation incomplète pilotée par l’État et durant laquelle furent privilégiées des radiales pénétrantes apportant le trafic de transit au cœur de l’agglomération ; des politiques locales qui, en intégrant ces contraintes, entendent faire de ce réseau un vecteur de développement, sans qu’elles n’imaginent réellement qu’il servira le processus d’étalement urbain tout en ne répondant pas totalement aux besoins d’une métropolisation qui tend à accroître ses exigences en matière d’accessibilité.

Ce dernier point questionne d’ailleurs l’avenir des réalisations d’infrastructures dans la métropole lilloise. De 1980 à 1995, la croissance du trafic automobile dans la métropole s’est d’abord faite sur les voies de pénétration. Ainsi, l’autoroute Paris-Lille égale en 1991 Lyon-Aix-Marseille en moyenne journalière de nombre de véhicules légers et connaît des problèmes de congestion en rapport avec la croissance du trafic sur cette voie. Même son élargissement à 2x3 voies sur toute sa longueur, puis à 2x4 voies et 2x5 voies aux portes de Lille, ne suffit pas à absorber les flux qu’elle supporte.

Notes
547.

Pour une analyse plus approfondie, on pourra lire A. BARRé, "Vingt-cinq ans d’infrastructures dans la Région Nord-Pas-de-Calais", in Hommes et Terres du Nord, 1995-3.

548.

l’A.27 en direction de Bruxelles et l’A.22, prolongement de l’A.1 au Nord vers Anvers, Gand, voire Bruges, toutes deux achevées en 1972.

549.

l’A.1 achevée en 1967.

550.

1972, « année faste pour la construction autoroutière dans le Nord-Pas-de-Calais », pour l’A.25 et 1981 pour l’A.23.

551.

C. MAZARS, Évaluation de l’impact des infrastructures linéaires de transports sur l’espace vécu de cinq communes du sud de l’agglomération lilloise : Attiches, Avelin, La Neuville, Phalempin et Seclin, Mémoire de maîtrise de géographie, sous la direction de M. Dacharry, Université des Sciences et Technologies de Lille-Flandres-Artois, Juin 1992, p.80.

552.

D’autant que l’ouverture du tunnel sous la Manche, la construction européenne et l’explosion du trafic transfrontalier font que le trafic international dans l’arrondissement de Lille augmente d’environ 3,5% par an.

553.

Le terme de rocade s’entend évidemment en considérant sa position par rapport à Lille. L’étude de l’évolution de la terminologie employée pour une infrastructure qui n’a, en soi, guère changé, est d’ailleurs particulièrement intéressante : boulevard lors de son intégration initiale dans la ville nouvelle, rocade ensuite lorsqu’elle devient en fait une autoroute urbaine, alors qu’on réserve l’appellation Voie Rapide Urbaine au boulevard de Fives qui devait initialement assurer la continuité de l’axe nord-sud.

554.

1992, op.cit., p.35.