La question des pénétrantes urbaines autoroutières peinant à s’attacher aux projets d’intérêt régional, la contestation tend alors à gagner le front d’infrastructures existantes, en interrogeant une éventuelle remise en cause du territoire urbain de l’automobile. A ce titre, les deux principales autoroutes de pénétration qui irriguent actuellement l’agglomération, l’axe oriental structurant de l’A.43 et l’axe A.6-A.7 qui traverse le centre, font l’objet de traitements inégaux mais révèlent des différences qui participent d’une même logique.
Il avait été envisagé un temps d’adapter l’A.43, la plus importante radiale de l’agglomération, à des volumes de trafic qui croissaient en raison notamment du développement de l’agglomération à l’est : il était alors question d'augmenter sa capacité en la faisant passer à 2x4 voies. Or, le début des années 90 a marqué une nette réorientation des aménagements envisagés. D’abord, avec l’option, évoquée dans le schéma de grande voirie d’agglomération de 1993 sans être jamais reprise par la suite, d’en faire une pénétrante à péage. Malgré son peu de succès et son faible retentissement, cette solution, premier véritable coup d’arrêt donné aux projets d’élargissement, marquait la volonté de trouver une alternative à l’adaptation de l’infrastructure à la croissance du trafic. Puis, ce principe sera repris, formalisé et explicité dans le plan des déplacements urbains (PDU) de 1997, dans lequel est inscrit le gel de tout projet d’élargissement des pénétrantes.
Finalement, si l’A.43 a été aménagée à 2x4 voies, ce n’est que dans la partie orientale de son embranchement avec la rocade Est, classée par le PDU comme relevant du réseau national et régional. Quant au tronçon occidental intégré pour sa part dans le réseau d’agglomération, bien qu’il supporte les plus fortes charges de trafic, il est maintenu en l’état. Seul l’impact de son passage en milieu urbain dense a été atténué : des murs anti-bruits ont été édifiés afin d’assurer une meilleure protection sonore mais aussi visuelle des habitations voisines ; d’importantes nuisances persistent néanmoins et la coupure spatiale que l’autoroute introduit entre les grands ensembles de Parilly et le reste de la commune de Bron – alors qu’initialement, lors de la construction du quartier d’habitat collectif, cette traversée n’était pas prévue – apparaît comme les stigmates d’une "fracture sociale".
La fixation d’une règle générale explicite, touchant à un type d’infrastructure bien identifié, est donc parvenue ici à entraver la poursuite d’une production exogène du territoire urbain de l’automobile. En allant à l’encontre du principe consistant à adapter, au mépris de toute autre considération, les autoroutes urbaines aux flux qu’elles accueillent, cette règle participe à une réorientation de la politique de déplacements mais aussi à sa réorganisation spatiale. Un processus visant à une contestation de la place de l’automobile est ainsi engagé, dans la double acception fonctionnelle et spatiale du mot place. Car, ce qui tend à devenir obsolète dans les pratiques d’aménagement, ce n’est alors pas tant le principe même de nouvelles capacités autoroutières qu’une organisation assurant une convergence maximale des flux automobiles vers le centre de l’agglomération, que ce soit pour des motifs de transit ou d’accessibilité.
Le cas de l’axe A.6-A.7 offre un éclairage intéressant sur ces évolutions et sur ce qui les motive. Outre le fait qu’elle draine un trafic de transit non négligeable au cœur de la cité, cette autoroute urbaine apparaît aujourd'hui comme une infrastructure dépassée qui dessert plus qu’elle ne sert le centre-ville. D’un point de vue urbanistique, le secteur du Confluent est en effet fortement pénalisé par cette voie qui l’a isolé du reste de la Presqu’île et qui lui interdit l’accès au fleuve. L’effet de coupure est ici encore plus spectaculaire que dans le cas de l’A.43 à Bron, d’abord parce qu’il est accentué par la barrière ferroviaire liée à la gare de Perrache, mais surtout parce que, si la liste est longue des espaces voués à la marginalisation par-delà une autoroute, il est rare que cela touche à l’hypercentre d’une agglomération européenne de cette taille.
Certes, ces terrains gagnés sur l’eau se sont toujours développés en marge des quartiers voisins de la Presqu’île : de la batellerie au marché-gare, en passant par les usines à gaz, les arsenaux ou les entrepôts, ils ont accueilli nombre d’équipements encombrants que le centre ne souhaitait pas abriter ou conserver 569 . L’implantation de l’autoroute a néanmoins largement contribué à maintenir ce secteur à l’écart de l’évolution en cours dans le centre-ville et dans les anciens faubourgs pour en faire un lieu « dont toutes les fonctions sont aujourd’hui obsolètes » 570 , concourant à le marginaliser encore davantage : ainsi, le principal quartier d’habitation, celui de Sainte Blandine, ne compte-t-il plus aujourd'hui que 7.900 personnes contre 15.000 dans les années 50.
Le projet Lyon-Confluence vise à effacer cette singularité. Il propose une vision globale, qui suppose un réaménagement quasi-total du site : outre la réalisation d’un port de plaisance et d’un parc, il est prévu d’en évincer les fonctions les moins nobles, d’y attirer un grand équipement prestigieux tout en triplant le nombre d’habitants et en quintuplant le nombre d’emplois. Raymond Barre, le maire de Lyon initiateur de ce projet, ne répugnait d’ailleurs pas à admettre, voire à souligner, son envergure : si elle peut « apparaître pharaonique, reconnaît-il (…) je vous dirai franchement que j’ai estimé être le seul à avoir la liberté d’allure permettant d’assumer cette proposition » 571 ; ainsi, l’ambition affichée pour le Confluent, en venant appuyer l’image du premier magistrat de la ville, apparaît aussi clairement comme l’expression d’une ambition personnelle de postérité. Il faut néanmoins insister sur le fait qu’il n’y a rien ici qui ne contrarie véritablement les mutations urbaines contemporaines : site prestigieux aux fonctions obsolètes, le confluent est potentiellement un site porteur d’image, destiné presque naturellement à incarner et à rendre lisible un idéal de centralité. Promis à un rôle de vitrine d’une métropole aux prétentions internationales, ces 150 hectares marginalisés d’espace central apparaissent en effet comme le futur produit "ville" d’un objet métropolitain plus conceptuel, un lieu privilégié de ce que Marcel Roncayolo nomme « le retour de la ville comme acteur symbolique » 572 . Plus prosaïquement, il s’agit d’y impulser « cette croissance urbaine intensive poussant à une reprise (réhabilitante) des anciens territoires (centraux ou non) pour leur réaménagement aux normes actuelles » 573 . Une difficulté majeure subsiste pourtant : la présence de l’axe autoroutier !
La disparition de l’effet de coupure que nous évoquions plus haut est unanimement désignée comme un préalable indispensable à toute mutation significative. Par sa relation avec le passage de l’autoroute, le centre d’échanges de Perrache servira inévitablement de victime propitiatoire. Ensuite, dans une perspective de reconquête des berges du fleuve, l’ancienne promenade plantée de platanes le long du Rhône – situation pré-autoroutière – doit redevenir un quai où ne circuleront plus que 30.000 véhicules par jour, avec des arbres de part et d’autre des contre-allées. Ces bouleversements envisagés sont révélateurs de la nature fonctionnelle mais aussi symbolique des motivations liées à la suppression de l’autoroute. La présence d’une telle infrastructure apparaît désormais incompatible avec l’image d’une métropole pour laquelle la commune-centre fait office de label.
Force est néanmoins de constater qu’il ne sera pas aisé de rayer de la carte ce tronçon de l’axe nord-sud. Malgré la volonté affichée par les édiles qui se placent en la matière dans la continuité de l’action engagée par Raymond Barre, et la bienveillance de l’État las d’entretenir une autoroute surtout utilisée par les lyonnais, la programmation de sa disparition achoppe sur la complexité, l’incertitude et la lourdeur de réalisations alternatives jugées nécessaires à une telle perspective. Quoi qu’il en soit, dans tous les cas de figure, que cela passe par la réalisation d’un contournement de l’agglomération 574 , du périphérique ouest ou d’un Shunt, ces solutions de remplacement apparaissent surtout synonymes d’une réorganisation spatiale du territoire de l’automobile et non de sa restriction ; et ce d’autant plus que le remplacement de l’infrastructure existante devrait normalement se faire par un système à deux volets séparant les flux : la circulation nationale et internationale contournerait l’agglomération tandis que le trafic local, transféré sur une nouvelle voirie périphérique, n’encombrerait plus le centre-ville. 575
Pour l’heure, soucieux de placer l’État devant ce qu’ils estiment être ses responsabilités, en l’occurrence le transit qui passe actuellement sous Fourvière, les maires de Lyon successifs répètent que l’autoroute ne peut être détournée que dans la mesure où le contournement ouest est réalisé. A leur yeux, la nécessité d’envisager la construction d’une voie de contournement plus proche de l’espace urbain dense participe d’une autre logique 576 . En son temps, Raymond Barre résumait ainsi la façon dont l’autoroute intra-urbaine pourrait être remplacée : « si l’État s’engage pour le grand contournement, nous ferons le Shunt ou quelque chose d’équivalent. Ce que nous lui demandons, c’est de remplir la tâche qui est la sienne : le grand contournement ouest ne dépend pas de nous. Pour le reste, je pense que Lyon et la Communauté Urbaine sont en mesure, au cours des années, de réaliser ce projet qui n’est pas au-delà des possibilités financières de ces deux institutions. » 577 Il y a en fait beaucoup à dire sur de telles éventualités, et nous nous y emploierons d’ailleurs dans le chapitre suivant. Pour l’instant, contentons-nous de souligner que leur accomplissement semble de toute façon promis à un cheminement long et difficile et que, de ce fait, leurs modalités concrètes de réalisation demeurent incertaines.
Toujours est-il qu’à travers ces deux cas, deux options convergentes s’affirment quant à l’évolution des radiales autoroutières lyonnaises : une première appelant au gel du réseau existant et une seconde plus radicale susceptible de supprimer la traversée de la ville par l’axe A.6-A.7. Entre les deux, la logique reste identique mais son intensité diffère en fonction des espaces urbains concernés, selon leur densité, leur nature et leur charge symbolique.
Si l’évolution urbaine semble appeler une réorganisation spatiale du territoire de l’automobile, la timidité de la réorientation générale de la politique de déplacements la rend néanmoins encore délicate. En effet, le territoire de l’automobile-reine repose sur l’organisation d’un réseau de circulation hiérarchisé qui supporte mal la disparition d’un élément, surtout quand il est de niveau supérieur. Dans son fonctionnement, l’acquis devient rapidement nécessité. C’est pourquoi des évolutions allant dans le sens de sa réorganisation spatiale peuvent aussi participer à son extension, en substituant une production endogène, justifiée par le maintien d’un bon fonctionnement du réseau voire par son amélioration, à une production exogène. Malgré les difficultés financières, environnementales ou politiques rencontrées, des besoins continuent finalement à s’exprimer en matière d’autoroutes urbaines. Simplement leur localisation semble avoir changé. Si à Lyon la priorité ne plaide plus en faveur des radiales, on n’en est donc pas encore à envisager une réduction globale des capacités antérieures du réseau autoroutier.
en raison notamment des problèmes de circulation, le marché-gare a quitté le quai Saint-Antoine en 1951.
A. DE ROUX, "Lyon veut retrouver la magie de son confluent", in Le Monde, mardi 9 février 1999, p.12.
R. BARRE, in Lyon Cité, novembre-décembre 1998, p.45.
op.cit., p.51.
J. BONNET, F. TOMAS, "Centre et périphérie : éléments d’une problématique urbaine", in R.G.L., volume 64, n°1, 1989, p.5.
qui constituerait un retour à la solution originelle afin d’assurer la continuité de l’axe A.6-A.7.
Les précédents du tunnel de Fourvière ou de la rocade Est démontrent néanmoins comment deux projets distincts pouvaient avoir finalement tendance à fusionner.
Si cette dernière est subordonnée à un engagement préalable de la part de l’Etat, il n’est cependant pas dit que l’échéancier des réalisations suive cet ordre. Le périphérique ou le Shunt pourrait également présenter l’avantage de libérer le site sans attendre l’achèvement, sans doute moins rapide, du contournement.
R. BARRE, in Lyon Cité, novembre-décembre 1998, p.46.