Stuttgart entre volonté politique et réalités urbaines

Aucun projet autoroutier de grande envergure n’est actuellement à l’ordre du jour à Stuttgart, même si le passage à 2x3 voies de sections d’autoroute à proximité de la capitale du Bade-Wurtemberg. Cependant, la ville continue de faire l’objet d’aménagements plus ponctuels, dont la nature nous éclaire sur les dynamiques du territoire urbain de l’automobile et sur la place qu’y occupent désormais les radiales à gabarit autoroutier.

En la matière, un tournant théorique a été pris relativement tôt, alors que Lyon et Lille en étaient encore à finaliser le passage intra-urbain de leur autoroute de transit. Peu avant l’échéance du mandat d’Arnulf Klett, le bourgmestre qui a présidé depuis 1945 à l’ensemble de la phase de reconstruction de la ville – et donc à l’édification d’un territoire pour l’automobile dans la zone dense –, l’administration municipale engage, sous la pression de son conseil, une révision du plan de réseau routier datant de 1962, révision allant dans le sens d’une réduction importante des infrastructures prévues et de leur capacité. Le Reduzierte Netz der Hauptverkehrstra en de 1973 fait le tri dans les projets du GVPI – premier volet du Generalverkehrsplan, plan général de transport consacré au schéma de voirie – en fonction de plusieurs objectifs : réduire les nuisances des infrastructures existantes ; dévier le transit parasite des noyaux urbains en réalisant des contournements ; et surtout ne plus augmenter les capacités des radiales entre un ring moyen toujours inexistant et le city-ring afin de ne pas concurrencer un réseau de transports collectifs en plein développement avec le métro. Ce dépoussiérage des plans sonne par exemple le glas de l’Azenbergtunnel par ailleurs fortement contesté. 580 Une nouvelle mouture encore plus sélective du programme réduit de grandes infrastructures de transport sera établie en 1976 et donnera lieu, vingt ans avant Lyon, à l’énonciation des principes présidant désormais à la construction de nouvelles routes. Ces principes sont les suivants : les capacités des voies ne doivent pas être définies en fonction des trafics observés aux heures de pointe ; la protection des quartiers résidentiels et la réhabilitation des quartiers anciens nécessitent une amélioration des conditions de vie, qui passe par la réalisation de contournements de proximité ; enfin, cette réorganisation spatiale du réseau routier urbain, si elle implique inévitablement un accroissement du trafic sur certaines voies, ne doit ni concurrencer les transports collectifs, ni augmenter substantiellement les capacités routières en direction du centre-ville ou des autres centres de quartier.

Outre qu’elle constitue un coup d’arrêt à la logique purement radiale et qu’elle exprime une volonté de protéger du trafic automobile les espaces urbains sensibles, l’orientation de la politique de transport se veut déjà clairement multimodale, voire intermodale. Il faut dire que dès cette époque, le ministère fédéral conditionne l’obtention de crédits en faveur de nouveaux transports collectifs à la mise en place d’un concept de transport local intégré (Integriertes Nahverkehrskonzept ou INVK) –, élaboré en 1977 en collaboration avec le Ministère de la ville et de l’économie du Bade-Wurtemberg. Toute concurrence entre lignes fortes de transport en commun et infrastructures routières de grande capacité est alors traquée, ce qui explique pourquoi le réseau de radiales est ainsi visé. Dans la pratique, tout projet de construction de voirie n’est pas banni pour autant, seulement il est soumis à ce que l’on appelle une enquête d’interdépendance qui lui impose de considérer l’offre alternative existante et de faire la preuve de son utilité dans ce cadre.

Cette évolution correspond en fait à une remise en cause précoce des principes qui sous-tendent la production d’un territoire pour l’automobile. Ce mouvement est parfaitement illustré par le long cheminement du processus de décision qui a abouti à la construction du tunnel d’Heslach. Dès les années 1950, il est envisagé de faciliter le transit dans ce quartier particulièrement dense situé au sud du centre-ville entre la Marienplatz et la Südheimer Platz. Pour pallier ici aux insuffisances de la B14, on réserve d’ailleurs des emprises au sol lors de la révision du plan d’occupation des sols, afin de réaliser un contournement de ce quartier entouré de collines. Toutefois, en raison des difficultés topographiques rencontrées, ce contournement est remplacé à l’occasion du GVPI de 1962 par un projet démesuré, bien dans l’esprit de l’époque : un pont suspendu de près d’un kilomètre 581 au-dessus de la vallée du Rohrackertal dans laquelle est nichée le quartier. En accord avec la population, les financeurs que sont le Bund et le Land choisissent finalement une solution plus raisonnable et plus discrète, en l’occurrence un tunnel de deux kilomètres creusé sous un des versants de la vallée. Le plan de construction approuvé par toutes les parties en 1979 fait donc état d’une infrastructure composée de deux tubes à double sens et destinée à capter le trafic de transit de la B14, qui est en 1978 d’environ 50.000 véhicules par jour. Un seul tube sera finalement construit à partir de 1981, et ce en deux étapes 582 . Cette modification s’explique en partie par des raisons financières, qui ont poussé à réduire et à étaler dans le temps un projet dont le montant final atteint déjà 275 millions de DM (140 millions d’euros) et pour lequel l’État fédéral a eu recours à un préfinancement privé. Mais elle est aussi à mettre au compte du respect des principes de l’INVK : le tunnel entre en effet en concurrence avec une ligne de S-Bahn – chemin de fer de banlieue de type RER – et, si sa capacité réduite ne lui permet pas de délester totalement le quartier d’Heslach de son trafic de transit, elle permet de modérer son action concurrentielle par rapport à l’offre de transport public.

Le réseau radial de Stuttgart fait l’objet de plusieurs autres aménagements similaires, dans la mesure où ils séparent localement les flux de transit des flux de desserte et qu’ils peuvent alors être qualifiés de contournement. Seulement, leur dimensionnement n’est pas toujours contraint et restreint comme il l’a été pour le tunnel d’Heslach et ils visent alors avant tout à améliorer les conditions de circulation avec le centre en fluidifiant le trafic des pénétrantes. Toute l’ambiguïté de ces contournements réside dans le fait que, tout en œuvrant pour la protection des espaces traversés, ils améliorent les performances du réseau routier en termes de vitesse et de débit.

A l’examen, on s’aperçoit également que plusieurs mutations urbaines en cours s’avèrent capables de remettre en question, au moins ponctuellement, les principes généraux édictés. Les autorités locales peuvent être à l’origine de cette adaptation continue du territoire de l’automobile aux dynamiques urbaines mais ce n’est pas toujours le cas. Ainsi, à l’instar du mouvement global d’urbanisation, le développement de la ville et de l’agglomération au sud engendre de nouvelles pressions sur le réseau routier de Stuttgart : si la B14 à Leonberger Stra e constitue géographiquement un des axes de pénétration les plus importants, elle avait jusqu’à présent davantage des allures de petite route sinuant à travers bois ; or, suite à son classement comme besoin urgent dans le plan fédéral de transport, des travaux ont été engagés pour la transformer en une 2x2 voies débouchant sur le tunnel d’Heslach. Lors de la préparation du Flächennutzungsplan 583 de 2010, la commune de Stuttgart avait pourtant estimé que ce projet n’était pas en adéquation avec ses orientations urbanistiques. Mais, en l’absence de riverains et d’atteinte directe aux conditions de vie de la population, les oppositions se sont exprimées avec moins d’intensité sur le terrain et les dynamiques urbaines structurelles sont parvenues à peser plus fortement dans les décisions d’aménagement, en bénéficiant cette fois-ci du relais de l’État fédéral. Enfin, le traitement des points noirs de circulation suscite encore parfois des polémiques. Le plus gros d’entre eux, la jonction Nord de la B10 et de la B27 entre Zuffenhausen et Pragwirtshaus, oppose le Land, partisan d’une déviation, à la commune qui préférerait une augmentation de capacité de la voie existante. C’est pourquoi, face à ce choix communal qui ne répond à aucune priorité fédérale ou régionale, le Land menace de réduire sa participation financière.

Finalement, devant les dynamiques fortes d’un territoire auto-produit, il existe néanmoins une assez large convergence de l’ensemble des pouvoirs publics pour trouver des solutions politiques aux défis posés par l’automobile en milieu urbain. Ainsi, au-delà de la problématique de leur existence, les radiales se trouvent souvent concernées par des mesures à vocation généraliste. Le plan pour la qualité de l’air (Luftreinhalteplan), premier plan de ce type en République Fédérale mis en place durant les années 90 par le Land du Bade-Wurtemberg, préconisait notamment un abaissement de la limitation de vitesse sur les grands axes afin de réduire les émissions polluantes automobiles. C’est pourquoi, en application d’un plan communal plus global de hiérarchisation de la voirie, la B10 qui longe le Neckar, régulée par des feux tricolores, se trouve dorénavant limitée à 50 km/h à l’approche du cœur de la ville sur une section pourtant traitée en autoroute. Par ailleurs, des discussions portent depuis le début des années 90 sur une restriction d’accès temporaire ou totale au centre-ville ainsi que sur un éventuel recours au péage urbain. Une étude intitulée Integrierten Verkehrskonzept für die Region Stuttgart a mis en perspective les différents scénarios envisageables et, en 1994, une expérience de péage urbain a été menée en grandeur nature 584 sur la B27 au sud de Stuttgart. Outre la mise au point d’un système électronique de débit pour la perception d’un droit d’usage de la voirie, cette recherche appliquée cherchait à évaluer l’influence de l’introduction d’une telle mesure sur le comportement des automobilistes, notamment en matière de transfert modal. Si besoin en était, elle a également confirmé que les grandes radiales demeurent des enjeux fondamentaux au sein des politiques de déplacements urbains et qu’elles sont au cœur du débat entre incitation à utiliser les transports collectifs et restriction à l’usage de l’automobile.

Entre des aménagements adaptatifs et des orientations limitatives voire restrictives, les radiales autoroutières sont donc devenues à Stuttgart les éléments d’un territoire où l’automobile est quelquefois encore reine, mais parfois déjà contestée.

Pour beaucoup, « la tendance actuelle est clairement à l’arrêt ou à la forte diminution de la mise en place des grandes autoroutes urbaines ; pour des raisons financières et de cadre de vie les ambitieux schémas des années 60 qui quadrillaient les villes mondiales sont partout caducs. » 585 La réalité dépeinte par nos analyses est en fait beaucoup plus complexe et contrastée.

On peut d’abord noter, pour différencier les dynamiques à l’œuvre, l’influence déterminante des organisations spatiales propres à chaque site, qui agissent comme autant de contraintes, qu’elles soient motrices, sclérosantes ou réactives. Mais, outre la problématique spatiale, on peut également relever l’importance de la question du temps. En effet, les phases de développement du territoire de l’automobile se mettent aussi dans le sens de la ville, elles suivent son écoulement, son développement spatio-temporel. Sans prétendre à un quelconque mécanisme temporel ou historique, le processus décisionnel tend ainsi à sécréter après le discours de l’adaptation de la ville à l’automobile, un discours qui se veut alternatif, cette différence étant notamment l’expression d’une stratégie voire une forme de valorisation pour les agents qui se positionnent ainsi en fonction des nouveaux enjeux résultant de la mise en pratique de l’"orthodoxie" première. Mais, pour que ce discours soit suivi d’effet, il doit d’abord être accepté par le corps social avant que ne vienne le temps de la mise en œuvre et de sa confrontation avec l’univers des contraintes spatiales, économiques… etc. A leur manière, avec leurs particularismes, Lille, Lyon et Stuttgart illustrent trois temps de ce processus ou plutôt trois structures du champ urbain, soumises à l’inscription plus large des stratégies des agents dans le champ social et dans les dynamiques territoriales.

Dans nos trois villes a donc émergé, avec l’ère des radiales autoroutières, l’expression d’un territoire urbain construit pour l’automobile. Au fil des réalisations, ces infrastructures se sont installées au cœur du territoire de l’automobile-reine, ce dernier tendant, lors de cette phase de production, à surdéterminer l’espace urbain constitué. Les mutations spatiales que ces radiales autoroutières ont alors contribué à porter ont ensuite fait émerger de nouveaux besoins, relatifs au dégagement ou au contournement des agglomérations. Dans ce nouveau schéma spatial, le centre originel tend à prendre progressivement ses distances par rapport au réseau automobile à grande vitesse. Toutefois, l’extension du territoire de l’automobile–reine ne subit véritablement un coup d’arrêt que dans la mesure où les espaces investis sont socialement valorisés, par leur spécificité ou leur environnement proche. 586 Partout ailleurs, ce territoire fait montre d’une dynamique persistante, tendant à prouver qu’il n’est que partiellement entamé.

Notes
580.

Ce nouvel accès à la ville par l’ouest sous le Kräherwaldhöhenzug, envisagé dès 1941, a été ensuite relancé plusieurs fois, dont la dernière en 1970-71.

581.

surnommé Tausendfüßler ou mille-pattes.

582.

Le premier tronçon est achevé en 1984 puis l’Heslacher Tunnel est mis en service dans sa totalité en 1991.

583.

qui peut se traduire littéralement par plan d’occupation des sols. Cependant, il s’agit d’un document préparatoire qui fixe pour les dix à quinze ans à venir les traits principaux de l’utilisation des espaces de la commune. Contrairement au POS français, ce "plan d’occupation des sols" constitue l’échelon supérieur de la planification urbaine locale, n’est pas opposable aux tiers et se rapprocherait donc davantage d’un schéma directeur établi à l’échelon communal.

584.

Mais dans des conditions légèrement différentes de conditions réelles puisque les usagers potentiels avaient préalablement reçu une somme à dépenser durant le test. Nous procéderons à une description et à une analyse plus détaillées de cette expérience dans le chapitre 9.

585.

J. PELLETIER, C. DELFANTE, op.cit., p.173.

586.

C’est le cas pour les noyaux urbains de Stuttgart ou pour le Confluent à Lyon, mais pas encore pour la traversée de Villeneuve d’Ascq par exemple.