5.3. La longue histoire des boulevards périphériques

« Dans la bidonville où j’habitais au début des années soixante, au lieu-dit la Feyssine, entre Lyon et Villeurbanne, nos baraques étaient séparées du reste du monde par le Rhône et le boulevard de ceinture. Du côté du Rhône, on apercevait les belles maisons de Caluire surplombant le coude du fleuve et le département de l’Ain naissant, et, du côté du boulevard, c’était une ligne d’horizon, de démarcation. Passé cette frontière, nous étions dans la grand-ville, passibles d’égarement ou d’accident. Voilà pourquoi nos parents nous interdisaient de nous aventurer dans cette contrée inconnue et dangereuse. Pour eux, le boulevard de ceinture, qu’ils prononçaient El Boulfar, c’était pire qu’une autoroute qui frôlait leurs enfants turbulents et qui pouvait à tout moment les emporter. C’était la mauvaise voie à ne pas suivre. » Azouz Begag, "Le boulevard et la prostituée" 678

Les boulevards périphériques – déjà boulevards mais encore périphériques, ou encore boulevards mais déjà périphériques – constituent des éléments à part dans le paradigme du traffic around towns. Certes, par de nombreux aspects, ils sont assimilables à des rocades de contournement telles que nous en avons donné à voir précédemment. Ils occupent néanmoins une place spécifique dans les politiques urbaines, autant en raison de l’ancienneté de leurs origines, de la symbolique qui leur est attachée, de leurs mutations que des fonctions urbaines et circulatoires qu’ils assument.

Pendant longtemps, le ville, entourée de ses murailles, s’est vue close et circulaire. Elle entretient alors cette représentation d’un ensemble isolé, séparé de l’extérieur par des limites qui l’enferment et la protègent à la fois. Peu à peu, au cours du XIXe siècle, elle s’ouvre sur l’extérieur, sur sa périphérie et estompe la séparation physique d’avec ses faubourgs. Puis, pour tenter d’organiser son évolution vers l’extérieur, des plans d’extension sont conçus. Face à ce processus, les anciennes fortifications deviennent inutiles et gênantes, et c’est à leur place que s’érigent souvent les boulevards de ceinture. 679 Tout en se chargeant d’une fonction d’irrigation et de desserte des nouveaux espaces de l’urbanisation, ils ne parviendront pas néanmoins à s’abstraire totalement de cette image de barrière, image inconsciente léguée par l’histoire, celle des fortifications. Leur emprise perpétue généralement un rôle de "joint" urbain ou, à défaut, une réalité de coupure. Dans les esprits, il n’est pas rare que les boulevards de ceinture aient été tout à la fois des voies censées alléger la circulation à l’intérieur du tissu urbain central, structurer la progression de l’urbanisation mais aussi, telle une barrière, l’endiguer.

Avec la croissance des flux automobiles, « transiter à travers une ville est devenu un exploit toujours long et souvent dangereux, aussi essaie-t-on, par la création des boulevards périphériques, d’éviter de plus en plus la traversée des villes à ceux qui n’y ont pas directement à faire. » 680 Au fur et à mesure, les boulevards de ceinture vont donc affirmer une vocation première : en évitant les difficultés inhérentes à un passage obligé par le centre, ils assurent plus efficacement l’écoulement et la distribution du transit interne à l’agglomération. Ainsi, à Lyon, « en 1960, c’est le transit qui est favorisé : deux réalisations en témoignent, la traversée de la ville et le Boulevard Laurent Bonnevay. » 681 En devenant boulevard périphérique, le boulevard de ceinture précise sa fonction mais il va également changer de forme. Pour mieux écouler le transit, il se transforme en voie rapide, s’adaptant en cela à un réseau autoroutier convergeant vers le centre et pour lequel le périphérique pourra désormais servir de rocade autoroutière de liaison. Cette adaptation fonctionnelle de l’infrastructure à un usage spécifique introduit une hiérarchisation de la voirie urbaine. Plus globalement, l’exigence fonctionnaliste entraîne l’autonomisation des voies de circulation par rapport au bâti, selon les principes de la charte d'Athènes. En privilégiant leurs performances routières, les voies rapides urbaines montrent une indifférence qui tient de l’ignorance à l’égard des espaces traversés. Même si elles vont s’avérer être d’importants facteurs de mutation, elles participent d’abord d’une surimpression sur les tissus urbains constitués. « La hiérarchisation des voiries, l’adaptation de leur taille au type de circulation qu’elles devaient accueillir, ont conduit certaines d’entre elles à se situer en dehors de toute urbanité, même si elles se trouvent en ville. (…) Elles sont devenues presque impossibles à absorber par l’urbanisation. » 682

Nous ne reviendrons pas longuement ici sur les mutations urbaines liées aux voies rapides, sinon pour souligner à quel point les processus spatiaux ainsi enclenchés procèdent davantage de l’urbain que de la ville : services à l’automobile, grands équipements commerciaux ou d’agglomération sont attirés par ces nouvelles infrastructures ; mais la suture entre voie rapide et tissu urbain reste extrêmement difficile à réaliser. Entre la complexité qui fait la ville et la logique monofonctionnelle de ces territoires de l’automobile, un hiatus difficile à combler persiste. Aucun urbanisme, même s’il se veut urbanisme des réseaux, ne parvient pour l’instant à aller bien au-delà de l’habillage a posteriori, si bien que Jean Frébault estime que « le seul mode d’insertion d’infrastructures réussi ces dernières années en milieu urbain est la mise en souterrain. » 683

Il n’empêche que, à l’instar de toutes les grandes infrastructures de l’automobile, le boulevard périphérique « englobe l’objectif de circulation dans un projet qui le dépasse, un projet politique, social, culturel » 684 … et territorial. Certes sa place et ses fonctionnalités s’inscrivent dans l’espace urbain métropolitain 685 et il s’affirme ainsi comme une pièce de la transformation urbaine autant que du territoire de l’automobile. Mais, plus qu’une muraille imaginaire persistante, le périphérique ne constitue-t-il pas également une limite pertinente et significative entre des ensembles urbains aux prédispositions inégales à l’égard de l’automobile ? Au service de quelle logique territoriale se place-t-il et, en tant que structure continue et unifiée, ne dessine-t-il pas une frontière déterminante en la matière entre ce qui lui est intérieur et ce qui lui reste extérieur ? L’analyse nous donnera à voir si et dans quelle mesure le boulevard périphérique, contrairement aux rocades, s’inscrit alors dans une logique de recomposition urbaine plus que d’extension du territoire de l’automobile.

Notes
678.

in Lyon ville écrite, op.cit., p.193.

679.

même si la transition entre les deux s’est fréquemment révélée longue et complexe.

680.

J. BEAUJEU-GARNIER, G. CHABOT, Traité de géographie urbaine, Armand Colin, 1963, p.308.

681.

C. MONTES, 1992, op.cit., p.274.

682.

M. LEMONIER, "Voies urbaines : des voies à accorder", in Diagonal, n°106, avril 1994, p.12.

683.

ibid., p.13.

684.

J.L. GOURDON, in F. Enel, op.cit., p.22.

685.

A Caen, en 1990, lorsque les élus se sont réunis pour réfléchir à la constitution d'un établissement de coopération intercommunale, c'est à l’achèvement du périphérique qu’ils se sont attachés en premier.