5.3.2.2. L’histoire du city-ring de Stuttgart

La transformation de l’hypercentre de Stuttgart dans une perspective d’adaptation à l’automobile a fait l’objet avant-guerre puis en 1941 de plusieurs projets. Mais elle doit attendre l’après-guerre pour se concrétiser. Plusieurs conditions sont alors réunies pour cela : les deux tiers du chaudron et environ 80% de l’hypercentre ont été détruits durant la guerre, ce qui a en quelque sorte affranchi le centre historique d’une partie de ses contraintes spatiales en le transformant en champ de ruines ; le centre est ainsi l’objet de toutes les attentions, sa reconstruction se voulant emblématique de la renaissance et de la modernité de la ville. L’ampleur des destructions facilite l’adaptation de cet espace aux exigences de la circulation automobile et c’est à cette époque que Stuttgart se dote d’un city-ring.

Dans le plan de reconstruction (Generalbebauungsplan), le volet consacré aux transports (Verkehrsgerippeplan en 1947) est d’ailleurs arrêté avant le plan d’urbanisme proprement dit (Flächennutzungsplan en 1948). Il s’inspire fortement de programmes antérieurs et des travaux du groupe de travail Stadtplanung und Verkehr qui s’est constitué en 1945 à la Technische Hochschule de Stuttgart 742 . L’ancien projet de création de deux voies parallèles dans le chaudron, les City-Tangente Est et Ouest, est ainsi relancé. Les circonstances lui donnent simplement l’occasion de mieux s’arrimer à l’hypercentre. Puis, comme l’idée d’un contournement urbain éloigné n’est pas retenu, la convergence des routes nationales doit se poursuivre jusque dans le centre-ville. L’idée du city-ring découle de la combinaison de ces deux configurations (figure 52) : l’anneau central est conçu comme l’intégration des deux City-Tangente dans une boucle sur laquelle les pénétrantes viennent se greffer. Dans sa version originale, il n’exclut pas le transit à l’intérieur de l’espace qu’il délimite et présente des carrefours organisés par des sens giratoires sur des voies de plus de 30 mètres de largeur. Outre l’élargissement de rues existantes, quelques nouvelles percées s’avèrent enfin nécessaires à sa création.

Figure 52 - Le plan du city-ring de Stuttgart en 1962
Figure 52 - Le plan du city-ring de Stuttgart en 1962

Source : GVP I, 1962

Cette restructuration de la voirie s’accompagne d’une mutation urbanistique de l’hypercentre. Celui-ci couronné zone de convergence des trafics automobiles, les fonctions urbaines qu’il est censé accueillir doivent être celles qui participeront le plus au rayonnement maximal. Il s’opère alors une sélection qui tend à rejeter la construction de logements vers les autres quartiers de la commune et à dédier l’espace central aux commerces, aux services, aux activités de commandement et aux grands équipements d’agglomération. D’où le sentiment toujours répandu à Stuttgart que la construction du city-ring, avec les dimensions qui sont les siennes et les conséquences qu’il induit sur l’organisation urbaine, a autant détruit l’hypercentre que la seconde guerre mondiale. 743 Il faut dire que rien n’arrête à l’époque la réorganisation du plan de circulation : ainsi il est prévu que la B27 vienne se connecter sur le ring et traverser l’hypercentre au niveau de la place centrale, la Planie ; or, sur son trajet, s’élève encore le Kronprinzenpalais, un bâtiment du Land qui a résisté aux bombardements ; après de longues négociations, il sera finalement détruit pour laisser passer la nouvelle voie, néanmoins partiellement réalisée en souterrain afin de préserver la place historique.

Au début des années 60, la croissance du trafic ainsi que les prévisions alarmistes qui ont alors cours amènent à reconsidérer l’aménagement du city-ring. Des projets d’élargissement à 2x4 voies sont conçus pour la City-Tangente Ouest dans le GVP I mais c’est surtout le flanc oriental qui sera touché en raison des charges de trafic supérieures qu’il accueille – il assure en effet la continuité de la B14 et doit notamment organiser son croisement avec la B27 à Charlottenplatz. Or, l’espace libre étant devenu chose rare dans le centre, l’infrastructure ne dispose guère de possibilités d’extension. Pour améliorer la fluidité du trafic, on conçoit donc des solutions à deux niveaux, séparant transit et desserte. Aux carrefours de la partie orientale du ring, les trémies remplacent les giratoires et on envisage même, aux croisements les plus importants, l’adjonction d’une troisième voie en viaduc, projet dont le plan de réduction du réseau de voirie de 1973 validera l’abandon définitif.

En fait, au fil des ans, alors que le city-ring continue de participer à l’édification de ce que les allemands appellent l’autogerechte Stadt 744 , il commence à organiser des territoires moins favorables à l’automobile. En 1965, dans un contexte de révision à la baisse des prévisions de trafic 745 , le GVP II propose un plan pour l’hypercentre qui prévoit la construction de parcs de stationnement en bordure de l’anneau mais aussi une nouvelle organisation de la circulation canalisant la traversée de l’espace intérieur 746 grâce à la mise en place de cellules de trafic et d’un vaste réseau de zones piétonnes. Progressivement, le city-ring devient donc autre chose qu’une forme d’organisation du réseau de voirie. Il se fait véritablement ring, cette infrastructure qui reste au service de l’automobile mais à qui on doit l’aménagement piétonnier de l’hypercentre et sa protection du transit.

A partir des années 70, les politiques urbaines renoncent à augmenter sa capacité et choisissent plutôt d’investir dans les transports collectifs pour maintenir, voire renforcer, l’accessibilité du centre de Stuttgart. Cette option n’a jamais été remise en cause par la suite alors même que l’échec de la réalisation du ring moyen continue de diriger une partie du transit local et régional sur cette voie. Au contraire, on s’attachera à restreindre encore les itinéraires de traversée de l’hypercentre pour n’en laisser qu’un, mais en souterrain. Tous les problèmes inhérents au passage d’une route nationale au cœur de l’agglomération n’en sont pas réglés pour autant. La continuité des trajets piétonniers entre les deux bords du city-ring est loin d’être pleinement satisfaisante, même si toutes les opportunités sont mises à profit : outre les traditionnelles passerelles – souvent peu empruntées –, les parcs de stationnement souterrains ou encore les stations de métro accueillent ces déplacements. La question des nuisances liées au passage de cette voie à fort trafic n’a pas pour l’instant fait l’objet d’avancées significatives : l’idée lancée dans les années 80 de couvrir les chaussées semi-enterrées de la City-Tangente Est reste au point mort car fort coûteuse.

A propos de l’histoire du city-ring de Stuttgart, on pourrait finalement être tenté d’évoquer une forme de Rédemption. Né de l’extension du territoire de l’automobile, au prix parfois de la ville elle-même, il en demeure aujourd'hui un élément mais qui, à l’image des mini-contournements locaux, s’est mis au service d’une nouvelle logique, celle de l’automobile-contestée. Certes, il s’agit d’une politique adaptée à une structure urbaine éclatée, portant sur un espace relativement restreint et qui, en collaborant à un aménagement qualitatif de ce lieu symbolique de centralité, est en phase avec les mutations contemporaines. Toutefois, contrairement à Lille, la rupture qu’elle marque avec la phase de production exogène du territoire de l’automobile est nette, même s’il n’est pas encore question de restriction de capacité ou, pour la partie orientale du ring, d’un retour vers une forme plus proche du boulevard urbain que de l’autoroute urbaine.

Les boulevards périphériques se sont donc adaptés à l’évolution du territoire urbain de l’automobile et se sont transformés sous l’effet d’une dynamique territoriale endogène. Ils le doivent notamment à ce que Gabriel Dupuy nomme l’effet de réseau et qui veut qu’un « réseau dans lequel certains axes routiers concentrent les itinéraires mène à des accroissements de vitesse, qui accroissent les accessibilités, ce qui accroît le trafic sur ces axes, ce qui conduit à en améliorer les performances et ainsi de suite. » 747 C’est ainsi que les radiales autoroutières ont alimenté en véhicules un périphérique qui, en devenant voie rapide, tend en retour à concentrer davantage les flux sur les pénétrantes fortes. Ces boulevards de ceinture ont également souvent perdu leurs caractéristiques urbaines pour se dédier à la quête de vitesse des déplacements individuels. Ce faisant, ils amènent à substituer la notion de temps à celle de distance dans l’évaluation des trajets urbains, ce qui a pour effet de rétracter l’espace mais aussi de dilater son maillage. En structurant de plus en plus l’espace urbain, les voies rapides participent à une forme de déstructuration dans la mesure où elles concentrent les flux sur des pôles de plus en plus éloignés et qu’elles accentuent ainsi l’étendue de ce que Roger Brunet appellerait les angles morts. Bref, elles déconnectent autant qu’elles connectent.

En matière de réseau routier, elles établissent une hiérarchisation des voies sur le mode de la vitesse. D’un côté des routes urbaines "de première classe", de l’autre un réseau plus perméable qui se dévalorise du point de vue routier même s’il est indispensable. La cohésion entre les deux n’est d’ailleurs pas aisée, à tel point qu’on peut se demander si les voies rapides ne sont pas, « selon le mot de l’espagnol Oriol Bohigas, qu’un moyen de se rendre rapidement d’un encombrement à un autre ? » 748

Du point de vue spatial, la fonction des périphériques à l’égard des espaces qu’ils ceinturent tient à la fois de l’organisation optimale de l’accessibilité, de la sélection des flux de pénétration et de la protection vis-à-vis des trafics indésirables. Plus les espaces concernés sont restreints et plus ces tâches sont faciles à concrétiser. Néanmoins, la mise en œuvre des deux dernières nécessite également une restructuration de la voirie intérieure à travers des requalifications ou des réductions de capacité. Ainsi s’exprime une stratégie urbaine qui vise à limiter la diffusion de l’automobile et de son territoire dans le centre, sans contester totalement sa présence. Là où les politiques locales s’engagent dans cette voie, l’orientation est d’abord soulignée par la terminologie employée : on parle alors de ring plutôt que de boulevard périphérique. Il n’empêche que l’accent reste le plus souvent mis sur l’amélioration de l’accessibilité automobile par un accroissement des vitesses de déplacement.

A la fin du chapitre précédent, nous évoquions Lille, Lyon et Stuttgart comme une illustration de trois temps du processus attaché à l’inscription territoriale de l’automobile dans la ville. Nous voudrions souligner ici que ce qui peut apparaître comme des phases successives de développement doit aussi s’envisager comme étant la manifestation de stratégies différentes 749 . Celles-ci se manifestent dans la hiérarchisation de fait du réseau de voirie, qui, s’il se fait dans tous les cas par le haut, par l’adjonction de nouvelle voies rapides, se fait plus rarement par le bas, en soustrayant certains itinéraires aux fonctions de transit ou d’échange pour ne plus leur assigner qu’un rôle de desserte. C’est donc ce second point qui sert de référence pour différencier la natures des politiques adoptées.

Car, pour le reste, les infrastructures du traffic around towns s’inscrivent d’abord dans un redéploiement du territoire de l’automobile-reine en étroite relation avec les mutations urbaines. Elles demeurent en effet inextricablement liée à la multiplication des pôles et des formes de centralité dans les agglomérations urbaines, en assurant une bonne accessibilité automobile de ces lieux. A tel point qu’on peut légitimement s’interroger : « ne sommes-nous pas en train de passer à un modèle urbain (...) lié à ces rocades, aux chapelets de centralités et d’emplois bordant les périphériques de grandes villes ? Les logiques économiques et les logiques d’acteurs ont en effet largement contribué à la concentration de ces nouveaux pôles le long des grandes infrastructures ; néanmoins, le citadin les apprécie pour l’augmentation de l’offre et la diversité des choix que cela lui procure. » 750

Cela ne signifie pas pour autant que l’inscription dans l’espace de ces infrastructures soit toujours aisée. Quoi qu’il en soit, fondé sur la construction de nouvelles voies, ce paradigme du traffic around towns demeure largement une manifestation de la logique territoriale de l’automobile-reine. Il suscite moins une réorganisation qu’une extension du réseau de voirie ainsi que l’amélioration de ses performances. Ses réalisations demeurent un outil complémentaire et non antinomique vis-à-vis d’une pénétration urbaine qui reste un acquis, marquant ainsi que ce qui est encore en cours aujourd'hui, c’est l’édification continue de la ville de l’automobile.

Notes
742.

Cette « haute école technique » n’est autre que la future université de Stuttgart. Une des personnalités principales de ce groupe de travail est Carl Pirath, spécialiste des transports qui avait déjà conçu, en 1941, un projet de réaménagement du centre-ville.

743.

Si cette vision des choses est évidemment exagérée, elle est révélatrice de l’ampleur des mutations qui ont été attachées à la réalisation du city-ring.

744.

qu’on pourrait traduire par la ville auto-dirigée ou auto-gouvernée.

745.

On estime désormais que le trafic à destination ou en provenance de l’hypercentre devrait s’établir non plus à 214.000 véhicules/jour mais à 146.000.

746.

Seules deux possibilités de traversée sont maintenues dont le tunnel sous la Planie lié à la B27.

747.

G. DUPUY, 1999, op.cit., p.122.

748.

J.L GOURDON, "Le temps de la voie", in CETUR, Projet d’agglomération et scénario de voirie. Réflexions et enjeux, 1993, p.7.

749.

Les deux visions ne s’excluant d’ailleurs pas nécessairement l’une l’autre.

750.

G. DUBOIS-TAINE, in G. Dubois-Taine et al., op.cit., p.18.