6.1. Du produit territoire au territoire auto-produit

Le réseau qui accueille les flux de circulation est, à n’en pas douter, un socle indispensable à l’organisation du territoire de l’automobile mais il ne restitue pas moins une image superficielle de ce dernier. Certes, nous nous sommes évertués à lui faire recouvrir une partie de sa complexité en insistant sur les implications spatiales dont ce réseau est porteur 751 et sur les dynamiques urbaines dans lesquelles il s’inscrit. De plus, « les gens vivent dans les lieux disparates où les conduit leur mobilité grandissante, mais ils vivent aussi dans les espaces de la mobilité elle-même (…). Avec la mobilité se développe une nouvelle sorte d’espace urbain que l’on peut appeler, avec Georges Amar, "espace-transport" ou "transport-espace". » 752 Cette « nouveauté radicale » – le flux en tant que mode d’habiter – concourt à atténuer la frontière entre l’espace et le réseau, entre les lieux et l’infrastructure, et ce d’autant plus que, de l’étude de ce « réseau technique spécialisé qui structure – ou déstructure – de plus en plus fortement cet espace urbain, qui le soumet à tension, ou bien le détend, qui le noue ici et le dénoue ailleurs » 753 , il découle une nouvelle approche de l’espace placée sous la figure du réseau.

L’extension des déterminants spatiaux de la mobilité automobile est néanmoins seule capable de permettre l’entière considération du territoire que l’on souhaite mettre en évidence, un territoire qui relève autant de l’organisation du réseau de mobilité que d’ancrages extérieurs, un territoire qui se niche dans les flux comme dans les localisations urbaines, un territoire dont l’espace géographique est à la fois le produit et le matériau à partir duquel il est construit, bref un territoire qui se confond avec les territoires urbains, en s’adaptant ou en les modifiant, en imposant ou en composant.

De cette construction territoriale dont nous avons vu par ailleurs qu’elle restait issue conjointement de phénomènes d’appropriation et de production, nous pouvons tirer une image cohérente bien que discontinue. « D’espace englobant, le territoire pourrait être devenu englobé par des espaces de vie désagrégés se recoupant en des lieux et en des temps socialement contraints. » 754 Le territoire de l’automobiliste, qui se dégage de son processus d’appropriation de l’espace (voir chapitre 3), « serait une série de lieux de destination (quartier résidentiel, secteur commerçant, lieu de travail… composant, à la grande échelle, c’est-à-dire à l’échelle de la voiture, une ville mixte, riche, au choix), avec des lignes qui y mènent, on ne remarquerait que les lieux de destination, choisis, et quelques points repérés par d’autres pour nous. Cette ville-là n’a que faire des espaces délaissés, des discontinuités, des failles et des vides qui, bien au contraire, la composent aussi. » 755 Lorsqu’on considère, comme c’est le cas ici, le processus de production territoriale, il se dégage des formations spatialement plus homogènes, même si elles restent marquées par le sceau de la discontinuité. Celles relevant de la logique de l’automobile-reine correspondent spatialement à un type d’urbanisation spécifique car symptomatique de certaines étapes de la croissance urbaine.

Pour l’évoquer, nous réintroduirons une distinction qui, si elle peut paraître factice par certains aspects, nous semble pourtant fondamentale : si ce territoire résulte initialement d’une production marquée par un "choix de société" 756 (produit-territoire), il tend aujourd’hui à se reproduire d’abord en vertu du principe qui veut qu’une « ville façonnée par l’automobile est aussi prédisposée à son usage » 757 (territoire auto-produit).

Notes
751.

Une étude de l’Agence d’urbanisme menée parallèlement à la préparation du DVA illustre d’ailleurs ce thème : Schéma des grandes voiries de l’agglomération lyonnaise. Analyse des scénarii au regard de l’environnement et de l’urbanisation présente et future, octobre 1992.

752.

Y. CHALAS, in G. Dubois-Taine et al., op.cit., p.250.

753.

J.L. GOURDON, in F. Enel, op.cit., p.33.

754.

B. DEBARBIEUX, op.cit., p.96.

755.

G. DUBOIS-TAINE, in G. Dubois-Taine et al., op.cit., p.36.

756.

Communément, le terme "choix de société" recouvre une dimension politique volontariste qui n’illustre que partiellement notre propos. Par cette évocation, nous entendons faire référence, dans la définition d’une orientation qui intègre les contraintes subies, à l’ensemble des forces économiques, sociales et politiques.

757.

A. CHAUSSE, op.cit., p.47.