Au cœur des mutations urbaines, des dynamiques socio-économiques et une intervention publique fortes

Dès la fin du XVIIIè siècle, les villes françaises et occidentales entrent dans une phase de mutation importante. Progressivement submergées par un nouveau mode de production issu de la Révolution Industrielle, elles s’engagent dans une période de croissance marquée par une consommation d’espace grandissante. La production devient la fonction urbaine prépondérante tandis que l’afflux de population renforce le rôle des villes en tant que centre de consommation. Cette explosion urbaine est alimentée par la transition démographique et par l’exode rural. De cette évolution résulte une rupture conceptuelle fondamentale : la ville ne s’envisage plus comme un espace clos et circulaire mais s’ouvre sur sa périphérie ; l’urbain pointe son nez. Faubourgs 758 puis banlieues caractérisent la première exurbanisation industrielle. Dans le mouvement qui tend à rejeter à la périphérie ce que la ville ne peut ou ne veut accueillir, ce sont les usines puis l’habitat ouvrier qui sont les premiers concernés. Durant la seconde moitié du XIXè siècle, alors que la domination de l’économie industrielle sur la société française se renforce, la classe dirigeante prend en main les destinées de la ville et cherche à la remodeler. L’urbanisme, nouvelle discipline autonome, place à cet effet la circulation au premier rang de ses priorités.

Parallèlement, « ce n’est vraiment qu’au XIXe siècle que la mobilisation générale de la vie urbaine induit une polarisation interne de la ville autour d’axes d’échanges » 759 . Jean-Samuel Bordreuil explique comment la ville capte alors le mouvement et comment il en découle l’apparition d’une véritable centralité. Mais, pour que le centre s’affirme, il faut rendre possible l’afflux et donc faciliter la circulation dans le tissu urbain.

Ces deux formes de croissance urbaine – interne et périphérique –, liées chronologiquement et organiquement, s’accompagnent d’un essor de la mobilité urbaine, mais sont antérieures à la naissance de l’automobile, même si la révolution des transports participe à cette mutation. Nous avons déjà circonscrit ce que l’évolution urbaine doit à l’automobile et ce qu’elle ne lui doit pas. Réaffirmons donc ici que, si la ville s’est toujours développée en liaison intime avec la technologie, ce n’est pas ce mode de transport qui est la raison d’être de son expansion et du passage à l’urbain.

Encore aujourd'hui, « la voiture, pas plus que les nouvelles technologies d’information et de communication, ne peuvent à elles seules rendre compte de ce processus de dilution de la ville dans un territoire urbain illimité. » 760 En effet, les mutations contemporaines s’ancrent d’abord dans l’accélération du peuplement urbain 761 postérieure à la seconde guerre mondiale. Ce sont les croissances démographique et économique qui provoquent alors une nouvelle vague d’urbanisation et l’extension des villes. Dans les efforts déployés pour accueillir les activités économiques et surtout pour résoudre la question cruciale du logement, les pouvoirs publics participent plus que jamais à la production industrielle de nouvelles formes urbaines. C’est ainsi que « dans les années cinquante-soixante, les grandes agglomérations ont crû de façon plutôt compacte, avec principalement la construction d’immeubles collectifs, la réalisation de grandes opérations denses et la densification des banlieues existantes ; dans les années soixante-dix en revanche, elles ont connu une croissance plus périphérique notamment avec la construction de maisons individuelles dans les communes rurales environnantes. » 762 Dans ces deux temps de la croissance urbaine, dans ces deux dynamiques mais aussi dans ces deux formes urbaines, il se dégage, ainsi que le relève notamment François Asher, une cohérence entre les cycles économiques, la pensée urbanistique dominante et le type de ville qui se développe.

La première phase est marquée par l’interventionnisme public le plus spectaculaire. Elle se caractérise par de vastes opérations de logements collectifs en banlieue, là où les terrains sont libres et meilleur marché. Symboles de modernité, destinées à améliorer l’offre quantitative mais aussi qualitative, ces formes urbaines sont le produit d’un engagement direct de l’État qui intervient dans l’économie ainsi que les politiques d’inspiration keynésienne l’invitent à le faire, c’est-à-dire non seulement pour exercer ses fonctions régaliennes mais en tant qu’instance de régulation chargée de remédier aux dysfonctionnements de l’économie capitaliste voire de s’engager dans la réalisation de grands équipements dans le cadre de la relance de la demande globale. L’industrialisation de la construction et les préceptes fonctionnalistes 763 feront le reste.

Parallèlement à la politique des Z.U.P. (Zone à Urbaniser en Priorité), on s’engage résolument dans une logique de spécialisation de l’espace urbain dans laquelle les lieux de résidence et de travail se dissocient de plus en plus. 764 Il faut dire que les mécanismes économiques soutiennent globalement la pensée urbanistique dominante dans son opposition à la mixité et, tandis que l’urbanisme fonctionnaliste pratique le zonage, le jeu de la rente foncière tend à sélectionner les fonctions urbaines et les activités dans la partie centrale des agglomérations. En effet, « par son action d’allocation de l’espace, la rente encourage la division spatiale du travail et la spécialisation fonctionnelle des espaces urbains. » 765 Ce type d’organisation spatiale bénéficie par ailleurs des faveurs de l’État, qui cherche à organiser de manière plus élargie la mobilité géographique de la main d’œuvre à l’intérieur des bassins d’emploi et à accroître les mobilités résidentielles afin d’initier une nouvelle dynamique dans le marché du logement. Enfin, cette politique s’inscrit socialement dans une séparation de plus en plus affirmée entre vie sociale et vie privée : par rapport aux premiers temps de la ville industrielle, cette séparation est vécue comme un élément de libération et d’affranchissement à l’égard de l’omniprésence, dans la vie des individus, d’un temps de travail par ailleurs en diminution. Cette évolution spatiale, si elle peut alors sembler commode et logique, engendre des besoins croissants en matière de déplacement mais, en contrepartie, « les avantages tirés de cette distribution spatiale du travail et de l’habitat constituent une source puissante de création de surplus et l’un des moteurs même de la dynamique urbaine » 766 , pour ne pas dire un des mécanismes de production de la ville. L’importance de ces enjeux, relatifs à l’organisation socio-spatiale des espaces urbains, suffit à expliquer l’investissement des agents institutionnels les plus puissants dans le jeu propre à ce champ.

Avec l’entrée dans l’ère pavillonnaire, on a beaucoup écrit sur les stratégies résidentielles des ménages au sein du champ urbain : que, plus libres de leur choix de résidence, les citadins tendent à privilégier massivement un nouveau cadre de vie, alimenté par le fantasme de « la ville à la campagne » ; qu’« aller habiter dans certains quartiers anciens ou dans une zone pavillonnaire périphérique, est pour une partie des habitants une forme de refus de la ville moderne, la quête d’une communauté ancienne, villageoise ou urbaine, une tentative de refondation, de retour aux origines, un "fantasme du local" » 767 , d’où l’engagement des politiques urbaines dans la réhabilitation de quartiers centraux 768 mais aussi, et surtout, dans le mouvement de périurbanisation ; enfin, que la ville émergente est « appréciée aujourd'hui comme le lieu d’un possible maintien de valeurs familiales, de recentrage sur la sphère domestique (au détriment de l’espace public), de la liberté des choix individuels, d’une vaste latitude d’autoréalisation » 769 , notamment par certaines catégories de population, comme les jeunes ménages avec enfants. Toutes ces tendances sont avérées bien sûr mais résultent avant tout de représentations et de comportements socialement déterminés. Cette détermination se manifeste dans la combinaison de l’attrait pour un certain type d’habitat, la maison individuelle – porteuse d’une valorisation de l’espace domestique 770 –, et d’une localisation en périphérie plus ou moins proche de l’agglomération dense – localisation sans doute en rapport avec les valeurs attachées au milieu rural, face à un certain refus de la ville traditionnelle, mais surtout largement contrainte, eu égard aux mécanismes de production de cette forme spatiale.

« Bref, le marché des maisons individuelles (comme, sans doute, à des degrés différents, tout marché) est le produit d’une double construction sociale, à laquelle l’État contribue pour une part décisive : construction de la demande, à travers la production des dispositions individuelles et, plus précisément, des systèmes de préférences individuels – en matière de propriété ou de location notamment – et aussi à travers l’attribution des ressources nécessaires (…) ; construction de l’offre, à travers la politique de l’État (ou des banques) en matière de crédit aux constructeurs qui contribue, avec la nature des moyens de production utilisés, à définir les conditions d’accès au marché » 771 Concrètement, en France, « la plupart des constructeurs apparaissent dans les années 1960, et, dès le début de cette décennie, commencent à s’organiser pour essayer de convaincre les pouvoirs publics de revenir à une politique favorable à l’habitat individuel. » 772 Pour que cette orientation s’accélère lors de la décennie suivante, de nouvelles techniques de production et de commercialisation sont mises en place. L’uniformisation et la construction à grande échelle permettent d’abaisser les coûts. L’État suit de près les efforts des constructeurs et œuvre pour la promotion de ce type d’habitat – des villagexpos (1966) aux Chalandonnettes (1969), ou encore en organisant le concours de la maison individuelle (1968). L’intervention publique dans la production de ces formes urbaines se fait alors en étroite collaboration avec le secteur privé mais reste néanmoins prépondérante et se renforce d’ailleurs au fil du temps. En effet, la crise économique affecte fortement les programmes de construction d’immeubles, plus difficiles à "sortir" et plus exposés au risque de mévente. Soucieux de maintenir l’activité du bâtiment, l’État accentue son soutien à l’habitat individuel. En 1977, une réforme du financement du logement est engagée afin notamment d’élargir le panel des candidats à l’accession à la propriété, grâce à la création du P.A.P. (Prêt d’Accession à la Propriété) : pour Pierre Bourdieu, elle constitue « le couronnement de tout un ensemble d’actions visant à orienter vers la propriété (c’est-à-dire dans l’esprit de certains de ses inspirateurs , qui associaient l’habitat collectif et locatif au collectivisme ou au socialisme, vers l’attachement durable à l’ordre établi, donc vers une forme de conservatisme) les « choix » des catégories sociales qui étaient les moins portées jusque-là à satisfaire ainsi leur besoin de logement et à faire de l’accès à la propriété de leur habitation une forme majeure de placement. » 773 C’est ainsi qu’après s’être inscrit dans un processus originellement imputable aux classes moyennes, « de nombreux travaux convergent vers l’idée que l’espace périurbain constitue un espace d’accession à la propriété, principalement pour deux types de population, les ménages à faibles revenus ne pouvant accéder à la propriété dans les espaces plus centraux, et des ménages plus aisés mais ayant clairement fait le choix d’un mode de vie en maison individuelle, voire rurbain. » 774

Alors que l’intérêt porté par l’État aux villes nouvelles – initialement censées accueillir ce type d’habitat – se délite progressivement, l’urbain s’étend désormais sans réel contrôle, en se projetant dans des espaces de plus en plus lointains, en milieu rural, et ce en vertu de mécanismes économiques et sociaux. Dans ce schéma, l’État reste un financeur déterminant du périurbain, même si son intervention emprunte des canaux plus indirects que pour les Z.U.P. 775 Le fait que les grands ensembles incarnent une pensée urbaine forte et organisée tandis que les espaces pavillonnaires présentent un aspect plus anarchique, visiblement moins maîtrisée par la puissance publique et offrant des marges d’action supérieures aux agents privés, n’altère donc pas l’existence d’une logique de production institutionnelle, commune à ces deux formes spatiales. « Le marché du logement est soutenu et contrôlé, directement et indirectement, par les pouvoirs publics » 776 et, dans les deux cas, ces derniers, et notamment l’État, sont animés par le souci de parfaire la mise en place d’une organisation spatiale assurant un fonctionnement économique et social efficace, à défaut d’être optimal. Quant aux collectivités locales, initialement placées dans une position de dominées par la distribution du capital inhérente au développement périurbain 777 , elles ne disposent que d’une faible marge de manœuvre et d’une capacité de contrôle et de pilotage des avatars spatiaux de cette politique extrêmement réduite.

Ainsi, les modèles successifs d’action publique s’inscrivent profondément dans un univers de contraintes à la fois fortes et diversifiées – sociales, démographiques, économiques, idéologiques, techniques… – et dans les perspectives à court terme qui en découlent. C’est ce qui fait qu’à la nécessité de lutter contre la pénurie de logements succède une politique mettant l’accent sur l’accès à la propriété, et qu’une translation se soit établie entre une logique d’extension urbaine en banlieue et un processus d’étalement et de desserrement de la population et des activités urbaines du centre vers les périphéries.

Durant cette seconde phase, même si les dynamiques résidentielles ont continué à s’affranchir des contraintes de localisation de l’emploi, habitat et activités ont été soumis aux mêmes forces centrifuges. Dans un contexte où les grandes agglomérations attirent de plus en plus d’emplois, ces derniers y ont subi un incontestable mouvement de déconcentration. A l’exception des bureaux qui restent plus attachés à l’espace central, les activités de production migrent massivement en périphérie, comme les équipements commerciaux et les services de proximité qui, pour leur part, se sont développés en conservant un lien étroit avec les mouvements résidentiels – ce qui est, en soi, révélateur de la transition vers une économie de services. Néanmoins, les proximités spatiales importent globalement moins. L’espace urbain s’étend et se fragmente tout à la fois, modelé par les structurations économiques ou sociales et recomposé sur un mode réticulaire. Les processus de réorganisation spatiale n’obéissent plus alors à une opposition centre-périphérie mais connaissent des mouvements de polarisation sélective et d’hétérogénéisation. On assiste à la « définition de nouvelles polarités et de nouvelles hiérarchies sélectives qui remettent en question le rôle et la place des espaces anciens. (…) La prime donnée aux espaces favorisés par une excellente accessibilité constitue certainement le paramètre le plus important dans la recomposition territoriale de la ville et celui qui est le plus porteur de projets de développement. (…) [Ainsi] c’est à la périphérie que sont attendus les effets les plus considérables sur quelques sites majeurs » 778 , qui s’inscrivent dans une logique d’éclatement des centralités urbaines.

Le modèle spatial ainsi produit consacre l’avènement de nouvelles formes d’urbanisation qui ne correspondent pas à des villes mais à des espaces urbains lâches, diffus, complexes et discontinus. De la périurbanisation à la rurbanisation, on assiste à une extension des territoires urbains sur les espaces ruraux, à leur imbrication et à une dilatation des échelles et des territoires du quotidien. Enfin, ce type d’organisation de l’espace implique une plus grande mobilité quotidienne et des besoins différenciés, voire individués, en matière de transport.

Notes
758.

Des faubourgs existaient avant la Révolution industrielle mais, à partir de cette période, leur développement s’accélère.

759.

J.S. BORDREUIL, "Centralité urbaine, ville, mobilités", in Le courrier du CNRS, n°81, 1994, p.17.

760.

C. GHORRA-GOBIN, "Trois hypothèses à partir de l’histoire urbaine de Los Angeles", in G. DUBOIS-TAINE et al., op.cit., p.132.

761.

En France, alors que le taux d’urbanisation n’a augmenté que de 1,5% en moyenne annuelle entre 1856 et 1954, sa croissance a dépassé 2,5% entre 1954 et 1975.

762.

F. ASHER, 1995, op.cit., p.23.

763.

qui d’ailleurs n’établissent pas de véritable distinction entre espace privé et espace public.

764.

La tendance à la dissociation entre habitat et emploi est bien antérieure puisque, dès la seconde moitié du XIXe siècle, les couches aisées de la population l’avaient initié, dans leur fuite des espaces des classes laborieuses. Seulement, la pensée urbanistique n’avait pas encore traduit explicitement ce principe ordonnateur de l’espace dans la pratique de l’urbanisme, comme ce sera le cas dans la seconde moitié du XXe siècle avec le zoning.

765.

Y. CROZET et al., op.cit., p.52.

766.

ibid., p.53.

767.

F. ASHER, 1995, op.cit., p.150.

768.

en France, avec la loi Malraux de 1962.

769.

G. DUPUY, in G. DUBOIS-TAINE et al., op.cit., p.7.

770.

Ainsi Pierre Bourdieu explique que « la maison est indissociable de la maisonnée comme groupe social durable et du projet collectif de la perpétuer. (…) encore aujourd'hui le projet de « faire construire » est à peu près toujours associé au projet de « fonder un foyer » (ou de l’augmenter), de bâtir une maison au sens de maisonnée, c’est-à-dire à la création d’un groupe social uni par les liens de l’alliance et de la parenté, que redoublent les liens de la cohabitation » (2000, op.cit., p.34).

771.

ibid., p.30.

772.

ibid., p.114.

773.

P. BOURDIEU, 2000, op.cit., p.30.

774.

A. CHAUSSE, op.cit., p.67.

775.

Ce en quoi on peut voir une illustration du passage à un nouveau mode de production et à un nouveau mode de régulation de l’économie, introduisant davantage de flexibilité par rapport au précédent modèle fordien.

776.

P. BOURDIEU, 2000, op.cit., p.116.

777.

Bien sûr, les collectivités locales retirent des avantages de l’arrivée de nouveaux habitants comme que de nouvelles activités. Mais, la croissance périurbaine profite d’abord aux promoteurs, aux constructeurs et aux propriétaires foncières, tandis que, pour les collectivités locales, elle génère des coûts importants, ne serait-ce qu’en matière d’équipements en tout genre. Surtout, ces institutions publiques n’ont guère le choix : conscientes des enjeux liés à ce champ, elles ne peuvent pas s’en désintéresser et se voient contraintes à une lutte âpre pour participer au jeu et en retirer le maximum de capital, qui leur permettra ensuite de peser davantage sur les décisions le concernant.

778.

M. BONNEVILLE, "Processus de métropolisation et dynamiques de recomposition territoriale dans l’agglomération lyonnaise", in DATAR, Commissariat Général au Plan, op.cit., p.326-8.