Le système automobile englobe les éléments liés à la production et à la commercialisation des véhicules, ainsi que ceux relatifs aux conditions et aux objectifs de leur utilisation. Avec les politiques urbaine et de déplacement, on s’intéresse essentiellement aux derniers cités, sans pour autant perdre de vue les premiers, car c’est « l’interdépendance entre les éléments d’un ensemble élaboré au fil du temps [qui] justifie le terme de système ». 791 La mise en place progressive de ces différentes composantes a généré in fine un dispositif cohérent, animé d’une force motrice endogène qui a ensuite largement contribué à son développement. Donc, au fur et à mesure que s’est affirmé le choix en faveur de l’automobile dans les politiques de déplacement urbain, l’expression d’un processus de renforcement cumulatif a parallèlement gagné en vigueur.
La grande force de cette dynamique systémique fut d’abord de s’inscrire dans la dialectique d’opposition en vigueur au sein du champ, entre transports individuels et transports collectifs. « L’analyse du choix social pour l’automobile fait ainsi apparaître que les systèmes d’offre de transport urbain se sont progressivement organisés pour satisfaire une demande de déplacements automobiles (…) [et que] ses performances résultent en partie de la disparition des autres modes. » 792 L’efficacité de la mobilité en voiture particulière doit donc aussi s’envisager selon une logique de réduction relative de l’attrait des offres de transport alternatives car le système automobile génère à la fois des effets internes et des effets externes (sur les autres systèmes de transport). Dans cette perspective de concurrence modale, la dimension territoriale demeure à l’évidence fondamentale, ne serait-ce que parce qu’elle permet d’articuler des dynamiques qui touchent autant aux systèmes d’offre que de demande.
Source : G. DUPUY, 1978
Au niveau des systèmes d’offre, la constitution du territoire de l’automobile a toujours respecté un principe de base : « les pouvoirs publics fournissent la route, infrastructure d’un système auquel on participe en apportant privativement sa voiture. » 793 A partir de cette équation élémentaire, qui présente pour les collectivités le mérite de minorer le coût de transport à leur charge en en transférant une partie directement aux usagers, il s’est rapidement dégagé une dynamique interne à la construction d’infrastructures (figure 53) : « l’expansion de l’automobile est liée également au phénomène que les ingénieurs routiers américains ont baptisé "cercle magique de l’asphalte". Schématiquement, les routes induisent des déplacements automobiles qui procurent des rentrées fiscales, qui permettent la construction de nouvelles routes, qui induisent de nouveaux déplacements, et ainsi de suite. (…) Si l’on ajoute à ce constat le fait que le marché automobile dans les pays développés est devenu pour une très large part un marché de renouvellement vivant de la circulation et de l’usure des véhicules, la magie du cercle apparaît en plein jour. » 794 Ainsi intégré au circuit économique, le système automobile en sort renforcé, tout en continuant à être porté par la puissance publique. Quoi qu’il en soit, le choix politique continue de transparaître derrière l’affirmation de dynamiques endogènes au territoire de l’automobile.
Progressivement néanmoins, les nouvelles infrastructures doivent coller à une réalité urbaine qu’elles ont elles-mêmes concouru à enfanter. En effet, « les modes de transport de masse – qu’ils soient publics ou privés – déplacent sans doute des hommes, mais aussi et surtout des lieux. » 795 En intervenant dans les métastructures socio-spatiales mais aussi et surtout dans les formations socio-spatiales, les infrastructures de l’automobile se situent bien à l’interface du sous-système urbain et du sous-système transport : elles participent autant au choix en faveur d’un moyen de transport qu’elles s’immiscent dans les mutations de l’organisation socio-spatiale ; elles ont leur place dans le champ de la politique de déplacement comme dans celui de la politique urbaine. Il semble cependant que l’on ait assisté à un inversement des logiques liant les deux parties : aujourd'hui, ce sont sans doute moins les infrastructures qui font pression sur les structures urbaines, mais plutôt l’inverse. Il est d’ailleurs possible d’expliquer ce renversement de tendance par la place que le réseau automobile a pris et occupe désormais dans les mutations urbaines, notamment dans « un processus dynamique, la métropolisation, qui se concrétise par des flux, des intensités, qui engendrent un champ de force sans limites précises. » 796
Sans revenir sur les analyses de nos deux chapitres précédents, soulignons simplement que les grands axes routiers et les nœuds qu’ils dessinent se sont accompagnés à la fois de phénomènes de dilution et de concentration. Globalement, on peut même estimer que « le réseau routier hérité, urbain ou interurbain, est devenu, joignant partout toutes les populations réparties de personnes et d’objets, le réseau de substitution concret de tous les autres réseaux : obligé d’avaler leur débit dans les zones de concentration pour le disséminer dans les aires d’éparpillement » 797 Le débat concernant l’influence réelle de cette organisation réticulaire sur le renouvellement de la polarisation et de la centralité reste toutefois d’actualité. Va-t-on continuer à voir s’affirmer « une polarisation urbaine autour de ces nœuds, d’autant que les transports rapides ont un effet tunnel qui tend à neutraliser les zones comprises entre deux arrêts » 798 , d’où émergera un « système tendu entre polarisation autour des nœuds majeurs d’interconnexions internationales et des localisations plus excentrées mais connectées aux nœuds majeurs (avec des pénétrantes, des transports urbains rapides, des rocades) » ? 799 Certains, évoquant l’évidence d’un renouvellement partiel de la centralité – qui n’est plus limité au centre –, estiment qu’il sera nécessaire de créer des « événements géographiques » si l’on veut provoquer ces « effets d’accumulation autour de certains nœuds devenant des pôles, plutôt qu’une redistribution étendue des fonctions de centralité urbaine le long des axes de transport. » 800 Alors que d’autres considèrent qu’au-delà, « le rurbain se développe manifestement à partir des germes de centralité que constituent les villages qui s’y trouvent depuis la nuit des temps (...) parce qu’il y a une structure politique qui coïncide avec ces villages anciens : une mairie, une circonscription électorale. (...) Par rapport à cette dynamique effective, l’idée de créer des centralités axées sur les points nodaux des transports est un élément perturbateur qui a plus de chances d’être rejeté que d’être soutenu. » 801 Quelle que soit la pertinence de ces scénarii respectifs 802 , l’important est qu’ils s’accordent tous sur un point : le développement du territoire de l’automobile n’est pas inconciliable avec le maintien de logiques de concentration. D’autant plus que, sur le plan fonctionnel, la polarisation « permet d’accéder rapidement à des endroits où on a une concentration d'activités. (...) qui dit polarisation dit création de richesse en des points très précis et inévitablement répartition de ces richesses dans des périmètres assez larges. » 803 C’est aussi ce qui explique que dilution et concentration continuent de coexister dans des territoires urbains qui, avant d’exprimer les potentialités spécifiques à un mode de déplacement, reflètent les valeurs qui président à l’organisation spatiale d’une société.
Cette conviction profonde ne doit pas cependant occulter une donnée propre aux organisations socio-spatiales qui se sont fondées sur le recours massif à l’automobile comme instrument de mobilité : « les formes de structuration du territoire qui en découlent, spécialement dans le monde urbain, sont une donnée de très longue, de très lourde portée : un progrès ou une richesse, mais aussi une inertie qui renforce l’état de fait, une incrustation des modes de vie, une colossale machine qu’il sera sans doute beaucoup plus difficile à reconsidérer, à restructurer, à faire progresser que cela ne fut le cas pour la ville des chevaux et des forces à bras, celle des chemins de fer, celle des bicyclettes. » 804 Nous dépassons donc la simple considération des systèmes d’offre pour intégrer le rôle du territoire de l’automobile dans les systèmes de demande ; ce faisant, c’est à nouveau à une conception élargie de ce territoire – excédant la référence au seul réseau d’infrastructures – que nous sommes invités.
Plusieurs modélisations d’inspiration systémique ont mis en évidence les interactions qui se sont établies entre la mobilité automobile, l’attractivité des autres modes de transport et les structurations spatiales. Nous n’en retiendrons que trois ici, choisies pour ce qu’elles apportent respectivement à notre démarche. En s’inspirant du principe d’autogénération des stocks dans la production, F. Héran et de P. Tostain considèrent qu’il s’est instauré un système conduisant à une autogénération du trafic automobile dans la ville (figure 54a) : l’intérêt de leur approche réside notamment dans la façon de placer les mutations de l’organisation spatiale au cœur de la dynamique du système automobile, à la fois comme produit et comme élément moteur ; la croissance du trafic automobile relève alors des synergies qui s’instituent entre le fonctionnement urbain et celui de son système de transport. En étayant davantage la structure théorique, des chercheurs du LET ont établi un schéma plus complet (figure 54b) postulant que « la généralisation de l’usage automobile résulterait aussi d’effets système de transport renforcés par les interactions que celui-ci entretient avec les deux autres sous-systèmes qui constituent la ville » 805 (les systèmes de localisation et de pratiques sociales). Dans cette modélisation, le sous-système automobile a le mérite d’apparaître d’abord comme l’incarnation d’un choix politique. Le mécanisme de sa dynamique tient ensuite dans l’établissement de logiques de reproduction internes mais également d’interactions décisives avec les autres systèmes : les interrelations avec le sous-système de transports collectifs ne font que conforter le choix en faveur de l’automobile, tandis qu’une boucle de renforcement cumulatif se crée avec les principaux éléments du système de localisation, venant appuyer l’idée que la dynamique automobile ne peut se passer de la médiation de l’organisation spatiale. Pour autant, le développement de ce sous-système de transport n’est pas considéré comme exempt d’effets négatifs, qu’ils soient là encore internes – la congestion – ou externes – les "atteintes à l’environnement et au cadre de vie". Enfin, la formalisation par Alain Chausse d’un effet "boule de neige" relatif aux processus inducteurs de l’offre (figure 54c) montre que le système automobile ne tire pas uniquement sa force des dynamiques qui l’animent, ou encore des interactions qu’il développe avec des systèmes parallèles, mais qu’il bénéficie aujourd'hui des pesanteurs qu’il a instauré sous la forme d’une sorte deprime donnée à l’existant : l’auteur soutient ici, à la suite d’A. Perrot, que « les mécanismes de boules de neige peuvent aboutir à ce qu’un bien, socialement sous-optimal au sens où les coûts privés ou collectifs associés à son usage sont trop élevés, soit pourtant adopté parce que les utilisateurs sont d’abord sensibles à l’effet de réseau qui l’accompagne, plutôt qu’à l’existence de technologies plus efficaces mais dont le développement futur n’est pas anticipé » 806 ; si l’analyse mérite évidemment d’être complexifiée – notamment en prenant en considération ce qui tend à entraîner la stabilité de la structure du champ –, cette dimension, comme toutes celles qui ressortent de ces différentes modélisations, souligne bien en quoi un système d’offre de transport peut s’avérer extrêmement engageant et difficile à réorienter.
Source : F. HERAN, P. TOSTAIN, "L’évolution comparée des principes d’organisation de la production industrielle et d’aménagement de la voirie urbaine", in Recherche-Transports-Sécurité (RTS),
septembre 1994, n°44, INRETS
Source: Y. CROZET et al.
Source: A. CHAUSSE
Cette propension à une certaine continuité des choix en matière de transport passe forcément par l’imbrication des systèmes d’offre et de demande, à travers les interactions, les influences réciproques qu’ils ont développé l’un avec l’autre. La dimension territoriale réunit des éléments appartenant à ces deux systèmes, ce qui rend aussi plus ardu l’identification des vecteurs de sa dynamique. Il apparaît cependant que, dans la transition qui s’opère progressivement entre la domination d’un processus de production exogène et endogène, les facteurs spatiaux sont ceux qui gagnent le plus en importance. L’espace évolue du statut de paramètre à celui de donnée, il devient un élément à part entière du système de mobilité et concourt alors à orienter davantage la dynamique du territoire de l’automobile. Il faut dire que la notion d’espace fait aussi bien référence au « caractère figé, minéralisé, du lieu principal de cette mobilité qu’est la voirie urbaine » 807 qu’à un système de localisation qui prend davantage place du côté de la demande de transport. « C’est ainsi qu’émerge peu à peu ce que V. Kauffmann nomme la ville de "l’automobilité", où la mobilité urbaine agit sur la transformation de l’espace et réciproquement, telle une spirale sans fin. » 808
Dans cette perspective, la dynamique endogène – systémique – du territoire de l’automobile semble moins porteuse d’une sorte d’inertie dynamique tendant à la reproduction à l’identique, à la simple diffusion d’un modèle territorial uniformisé, qu’elle ne paraît amener les éléments qui les composent à se réinventer continuellement, engageant de ce fait une action d’amplificateur territorial. Gabriel Dupuy reconnaît ce potentiel à la voiture particulière : « the automobile has had considerable territorial effects on adaptation, undoubtedly more powerful than the efforts of planners, and far surpassing in geographical breadth those of the property value market » 809 ; mais, pour parvenir à s’exprimer, il requiert la médiation d’un espace qui s’avère être un relais actif, amplifiant au besoin des tendances permettant d’assurer le succès de l’automobile. Ces phases d’auto-organisation du système vont-elles alors jusqu’à échapper au contrôle de ses opérateurs ?
Nous pensons pour notre part qu’elles ne relèvent pas d’un processus qu’on pourrait qualifier d’automatique, c’est-à-dire non soumis au jeu des agents. En devenant un acteur fondamental du développement, l’espace ne cesse pas pour autant d’être un produit social. Tous les éléments du système sont ainsi soumis à un processus continu de qualification et de requalification émanant des champs sociaux. Certes, la dynamique endogène des systèmes territoriaux porte elle-même à de nouvelles interventions sur l’espace, orientant les aménagements selon une logique a priori plus adaptative que significative. C’est là une dimension justifiée par le rôle important joué par l’espace dans la systémogenèse. Mais nous sommes d’avis que ce système est finalement instrumentalisé par le champ de la politique de déplacement, en tant qu’élément contribuant à pérenniser une structure favorable à l’automobile : accepter ses effets, se soumettre à ses "exigences" constituent une position et restent un choix social. De même, le champ de la politique urbaine s’arrange parfaitement de l’affermissement d’une organisation socio-spatiale qui continue à satisfaire l’essentiel de ses principes fondateurs.
Tout en modifiant notablement l’importance respective des facteurs de développement, la dynamique endogène du territoire de l’automobile-reine s’inscrit donc dans la continuité de la phase de constitution de ce territoire en tant qu’objectif finalisé, en tant que produit.
G. DUPUY, 1995, op.cit., p.2.
A. CHAUSSE, op.cit., p.44.
G. DUPUY, 1995, op.cit., p.110.
ibid., p.38.
J.P. ORFEUIL, "Trois futurs pour la mobilité et pour la ville", in Se déplacer au quotidien dans trente ans, op.cit., p.43.
B. MORISET, "La délimitation des aires métropolitaines", in Annales de Géographie, n°595, mai-juin 1997, p.260.
H. REYMOND, in H. Reymond, C. Chauvin, R. Kleinschmager, op.cit., p.67.
Cette analyse vaut aussi pour l’automobile à partir du moment où la mise en place d’un réseau routier rapide, limitant les points d’accès à l’espace urbain, se poursuit.
F. ASCHER, "De la ville fordienne à la ville postfordienne", in Se déplacer au quotidien dans trente ans, op.cit., p.26-27.
E. PERREAU, "De la « ville historique » au « territoire circulatoire » ", in CETUR, 1993, op.cit., p.16.
A. LAUER, "Organisation de l’espace urbain : un scénario et des alternatives", in Se déplacer au quotidien dans trente ans, op.cit., p.82.
L’échelle d’analyse et le découpage que nous avons retenus ne nous permettent pas d’apporter une réponse définitive à cette question, notamment parce que, pour Lyon et Lille, ils n’intègrent pas le territoire nécessaire à l’examen de la dernière hypothèse. Pour la Région Urbaine de Lyon, la thèse de Paul Boino tend cependant à prouver que les centralités originelles restent fortes malgré les phénomènes de dilution et que les centres urbains secondaires continuent à structurer les franges périurbaines, en étant porteurs de proximités immédiates nécessaires pour que les recompositions jouent à une échelle élargie.
C. VIGNAUD, in F. Enel, op.cit., p.90.
E. PERREAU, op.cit., p.14.
Y. CROZET et al., op.cit., p.75.
A. PERROT, 1994, cité in A. Chausse, op.cit., p.32.
A. BONNAFOUS, "Le système de transports urbains", in Économie et Statistique, n°294-295, 4/5, 1996, p.99.
Dossier Plans de déplacements urbains, "Coup de frein à la spirale sans fin", in Diagonal, n°124, avril 1997, p.14.
G. DUPUY, "Automobile system", in Flux, n°21, July-September 1995, p.34.