Concernant l’évolution de l’influence de la dimension spatiale dans les dynamiques territoriales, il s’avère aujourd'hui que cet espace, dont la vocation oscille selon les cas entre facteur de changement et agent d’inertie, a tissé avec l’automobile des liens qui se révèlent aussi bien dans la possession que dans l’utilisation de ce moyen de transport. Les flux, les questions de mobilité n’incarnant qu’une facette du territoire de l’automobile, ce dernier doit également être appréhendé dans ce qu’il a de plus figé : le réseau physique qui accueille les déplacements, les lieux qui sont ainsi articulés, mais aussi la façon dont le bien automobile se distribue dans l’espace urbain.
Il est évident que la possession d’une voiture particulière n’est pas étrangère à toute considération géographique mais le postulat, consistant à avancer que l’équipement automobile est un phénomène social qui obéit à de fortes logiques spatiales, va nettement plus loin. Il amène à penser que le fait d’habiter certains espaces urbains pousse à la possession d’une automobile – ou en tout cas que ces territoires suscitent l’implantation de ménages motorisés –, alors que d’autres localisations résidentielles atténuent ce besoin et peuvent même s’avérer dissuasives à cet égard. Afin de vérifier ces hypothèses, nous avons étudié la distribution spatiale de la motorisation dans les communes des trois agglomérations sur lesquelles porte notre recherche, en cherchant à l’expliquer (voir les détails de l’analyse en annexe 4). Pour cela, nous avons sélectionné des indicateurs adéquats et mobilisé les méthodes statistiques qui nous semblaient adaptées : la motorisation des ménages est ainsi mise en relation avec la taille moyenne des ménages de la commune, avec un indicateur de revenu et avec deux variables spatiales, la densité de population et la part de maisons individuelles dans les résidences principales ; relation statistique, régression linéaire simple et régression multiple sont alors censées nous aider à découvrir les clés de l’inscription de la motorisation dans l’espace urbain.
Premier constat, la cartographie des indicateurs d’équipement automobile rend globalement bien compte d’un certain nombre de grands principes de structuration spatiale, qui tiennent de la combinaison d’éléments sociaux et spatiaux propre à chaque agglomération. Sur l’ensemble de nos terrains d’étude, une analyse plus rigoureuse, fondée sur les relations statistiques entre les variables (appréhendées par le calcul des coefficients de corrélation), témoigne de deux influences essentielles opérant sur la distribution de la motorisation : un effet revenu, puissant mais parfois moins discriminant que ce qu’on pourrait imaginer, et un effet spatial, d’autant plus prégnant qu’il est composite, pluriel et qu’il engage les trajectoires résidentielles des ménages ainsi que des logiques tenant aux formes urbaines. Leur combinaison est bien illustrée, dans l’agglomération lyonnaise, par une double cartographie issue de régressions linéaires (figure 55) : les résidus de l’estimation de la motorisation par le revenu, en dessinant les auréoles concentriques du développement urbain, renvoient à l’effet spatial, tandis que ceux résultant d’une explication par la taille des ménages mettent en évidence le gradient Est-Ouest et, ce-faisant, l’effet revenu. Ces deux effets se pondèrent néanmoins différemment selon les territoires concernés : l’effet revenu prime dans l’agglomération lilloise, joue de manière complémentaire et équilibrée avec l’effet spatial à Lyon et s’efface à Stuttgart. Ces disproportions nous laissent penser que, plus le mouvement de motorisation est ancien et fort – comme c’est le cas dans la capitale souabe –, moins il est socialement discriminant et plus il est alors influencé par les facteurs spatiaux. Pour autant, l’effet spatial ne constitue pas un reliquat explicatif, qui ne s’impose que lorsque le revenu a globalement cessé d’être décisif en matière d’équipement automobile. Au contraire, les résultats obtenus nous invitent à considérer l’impact fondamental des structures urbaines sur les niveaux de motorisation. Ainsi certaines caractéristiques propres aux tissus urbains s’accompagnent-elles systématiquement d’un accroissement du pouvoir explicatif de l’effet spatial, ce qui permet de corroborer l’existence de types d’espace non seulement "automobilisés" mais aussi "automobilisants".
Cette composante spatiale structurelle du territoire de l’automobile-reine, on la doit d’abord au type de bâti résidentiel. Même si elle ne possède pas l’exclusivité en la matière – il est extrêmement rare aujourd'hui de penser le logement sans réfléchir à l’automobile – et si certaines formes urbaines l’ont intégré sans intégrer le stationnement de la voiture – le plus souvent, c’est à l’espace public qu’est alors dévolue cette fonction –, la maison individuelle est devenue un élément urbain étroitement lié au mouvement de motorisation. Ce dernier a profondément modifié les formes architecturales et urbanistiques. Or le type résidentiel incarné par la maison individuelle s’est distingué, dans ce processus, par la place qu’il accordait de manière tout à fait naturelle à la voiture particulière. 810 Et puis, surtout, si cette forme d’habitat n’a pas attendu l’automobile pour exister, sa diffusion à une grande échelle dans l’univers urbain s’est avérée porteuse, en ce qui concerne l’organisation des transports, d’une exigence de flexibilité et de couverture spatiales que seul, à partir d’un certain niveau, ce moyen de déplacement individuel pouvait satisfaire. En effet, il s’est rapidement affirmé une corrélation très étroite entre le succès de la maison individuelle et la croissance périurbaine. « "Tout n’est pas contractuel dans le contrat", disait Durkheim. La formule ne s’applique jamais aussi bien qu’à l’achat d’une maison où se trouve souvent engagé, implicitement, tout le plan d’une vie et d’un style de vie » 811 : comme nous l’avons déjà souligné, « les ménages choisissent seulement le mode de vie particulier avec jardin, et ce sont les localisations périphériques qui leur permettent d’y accéder » 812 , cette « migration en périphérie n’étant alors qu’une conséquence du marché immobilier » 813 ; ensuite le schéma est connu, « l’habitant périurbain trouve dans la voiture le moyen de réaliser un mode de vie choisi » 814 , si bien que « la contrainte de localisation débouche sur une autre contrainte : la motorisation. » 815 L’équation conventionnelle "maison + voiture", indiquant l’existence d’un choix conjugué, fait place à une relation plus déterministe – du type "maison = voiture" – où la motorisation, voire la multimotorisation, devient une quasi obligation et la maison individuelle le rouage spatial d’un système participant à l’"automobilisation" de l’espace urbain – ou plutôt, pour reprendre notre formulation habituelle, à la dynamique du territoire de l’automobile-reine.
L’importance de ce type d’habitat n’a pas pour autant vocation à être un critère suffisant du caractère "automobilisant" des espaces urbains. 816 Ainsi certains auteurs, qui pensent que « la forme de la ville affecte plus les modes de transports que les différences économiques, [admettent que deux autres] aspects de cette forme sont importants : la densité et la mixité de l’occupation des sols. » 817 R. Cervero 818 notamment a souligné l’incidence spécifique de la mixité urbaine, tandis que P. Newman et J. Kenworthy en sont arrivés à estimer qu’en « dessous de 30 habitants à l’hectare (…) les déplacements non automobiles deviennent impossibles en raison du manque de voyageurs proches d’une ligne de transport et du temps que prendraient les déplacements à pied ou à vélo. » Mais cette explication des choix en matière de mobilité par la densité dépasse la seule prise en compte des contraintes physiques liées à la forme urbaine pour intégrer des considérations aussi bien symboliques que fonctionnelles sur le rôle de la ville dans la société. Les fortes densités urbaines sont en effet synonymes d’interactions, d’échanges et servent à ce titre de support à une certaine vie sociale et à une certaine organisation économique 819 . Mais elles font également l’objet de critiques plus ou moins explicites, les stigmatisant comme des lieux générateurs non plus de proximité mais de promiscuité, non plus d’accessibilité mais de congestion, non plus de convivialité mais de dangerosité. D’où une indéniable translation vers une ville construite autour de la cellule familiale restreinte, voire autour de l’individu, vers une organisation urbaine dans laquelle l’accès à la mobilité se substitue aux exigences de proximité et de mixité, vers la constitution de tissus urbains moins denses à l’égard desquels la voiture particulière apparaît comme le mode de déplacement le plus adapté. Cette dédensification subie par la ville européenne engendre, pour les ménages s’implantant dans les zones à faible densité, un impératif d’équipement automobile qui s’inscrit par ailleurs dans une logique de desserte de lieux de polarisation qui perdurent tout en tendant, avec le recul de la mixité urbaine, à se spécialiser.
Source : Y. CROZET et al.
Tous les espaces urbains ne sont donc pas égaux devant la motorisation, et cela en vertu de facteurs structurels dont l’influence excède largement la simple prédisposition. Les nettes différenciations de la figure 56 traduisent alors le fait que si, « en ville, il est possible de ne pas être équipé, dans l’espace péri-urbain c’est une absolue nécessité et les ménages sans VP sont exceptionnels. La norme est même la multimotorisation puisque 70% des ménages ont au moins 2 VP. » 820 Or, comme le montre la figure 57, « plus les individus sont motorisés, plus ils se déplacent et plus ils utilisent l’automobile dans leurs déplacements au détriment des autres modes. (…) L’impact de la motorisation est donc fondamental sur le niveau de mobilité et sur la répartition modale. » 821 Concernant la périurbanisation, on peut même avancer que ce processus spatial, dont on sait pourtant qu’il s’accompagne d’un accroissement des charges de transport supportées par les ménages, tend à induire une mobilité automobile supérieure à ce qui lui est strictement nécessaire : en effet, les ménages périurbains sont relativement peu sensibles au coût marginal d’utilisation de la voiture particulière, d’autant que « la volonté d’amortir un coût fixe de localisation, l’acquisition de l’automobile » 822 , constitue une incitation à la mobilité non négligeable.
Source : Y. CROZET et al.
De manière plus générale, c’est l’organisation globale de l’espace urbain qui, par ses implications en matière de mobilité et de choix modal, prend place au cœur de la dynamique du territoire de l’automobile-reine.
D’abord en raison de la persistance d’un principe de structuration de l’espace, qui concourt aujourd'hui à entériner la place occupée par l’automobile. Il semble en effet que les fonctions urbaines se déploient sur un espace dont la limite est en fait temporelle, définie par les temps de déplacement nécessaires aux échanges économiques et sociaux. Aussi, dès lors que l’offre de vitesse s’accroît et que l’espace-temps urbain se réduit, « il est naturel que la ville prenne ses aises » 823 . Ce principe s’avère en fait plus mécanique que naturel, puisque le niveau de vitesse, qui agit sur la forme et l’intensité du développement urbain, demeure socialement produit. Il est également relativement proche, en matière de mobilité, de la loi de Yacov Zahavi : la formulation stricte de cette loi faisait état, pour les villes modernes, d’une constance du budget-temps de déplacement à hauteur d’environ une heure par jour ; plus largement, elle a inspiré l’idée que « l’augmentation de la longueur des trajets semble se faire dans le cadre de budgets-temps à peu près constants » 824 . Pour satisfaire à cette règle, il aura fallu que les mutations urbaines contemporaines admettent l’usage généralisé de la voiture particulière et intègrent les infrastructures nécessaires à des déplacements automobiles qui soient toujours plus importants et toujours plus rapides.
Ce principe d’organisation nous amène ensuite à considérer les adaptations qui sont survenues dans la distribution spatiale des activités urbaines et qui se présentent aujourd'hui comme des éléments favorables à l’utilisation de l’automobile. A l’évidence, la densité n’est plus seule à offrir une certaine capacité d’échange et d’interaction dès lors que la vitesse peut, au moins partiellement, s’y substituer. D’où l’émergence d’espaces urbains périphériques qui sont à la fois des lieux de faible densité et de grande vitesse. Parallèlement, l’adaptation de l’espace urbain aux contraintes temporelles se nourrit de nouvelles proximités, plus adaptées aux exigences du territoire de l’automobile-reine. On assiste alors à la mise en place d’un système d’accessibilité différent, qui remet en cause le système précédent sans l’effacer totalement : « le système automobile propose dans ses territoires des points forts, des nœuds, qui polarisent le nouvel espace-temps autour de lieux particulièrement accessibles. (…) [Finalement] le système a reconstitué une sorte de nouvelle ville, intégrant largement les vestiges de ce qui l’a précédé, munie de caractères sociaux et spatiaux originaux, bien que transposés, de l’ancienne urbanité. » 825
Par tous ses aspects, l’espace urbain se retrouve donc aujourd'hui au cœur du système automobile et du territoire de l’automobile-reine et constitue, de ce fait, un réel témoin du passage à une dynamique territoriale endogène. Les lois sociales qui organisaient le territoire se sont progressivement incarnées dans des lois spatiales et cette médiation est apparue comme un facteur efficace de pérennité pour le système automobile. Mais, plus que le parachèvement de l’esprit de système, c’est sans doute la démonstration de la force de la logique interne au champ qu’il faut retenir : dès lors que la ville née de l’automobile tend à devenir la ville de l’automobile, les décisions d’aménagement la concernant se prennent d’abord en fonction de ce moyen de transport, à l’aune de ses besoins et de ses contraintes, tandis que se renforcent les pressions qu’elle exerce sur les formes urbaines héritées – plus rigides et moins adaptées – ; ce faisant, on saisit mieux la vigueur de la dynamique territoriale d’une technique, qui est sans doute loin d’avoir épuisé son potentiel de transformation de l’organisation et de l’espace urbains.
Sans contester la validité de ces analyses, il importe à présent de se demander dans quelle mesure le modèle territorial que nous venons de décrire est aussi normatif qu’il peut parfois le paraître.
« Aux Etats-Unis, les effets architecturaux ont été considérables. Quelle devait être la place du garage dans la maison individuelle ? Fallait-il privilégier la fonction ou le symbole ? La fonction plaidait pour un garage contigu à la maison, plus pratique pour le passage des personnes et des biens. Un garage détaché de la maison apparaissait mieux, avec une puissance symbolique beaucoup plus forte. Mais fallait-il le montrer en le plaçant devant ou le cacher en l’installant derrière dans le jardin ? » (in G. DUPUY, 1995, op.cit., p.72).
P. BOURDIEU, 2000, op.cit., p.224.
Y. CROZET et al., op.cit., p.39.
O. ANDAN et al., Mobilités et systèmes de transport dans les espaces périurbains. Transports et modes de vie des ménages périurbains, LET/INRETS, 1991, p.I-30.
G. DUPUY, "L’automobile entre villes et campagnes", in Nouveaux espaces et systèmes urbains, Mobilité spatiale, SEDES, 1996, p.383.
Y. CROZET et al., op.cit., p.39.
voir par ailleurs, dans l’annexe 4, ce qu’on peut dire de la part des maisons individuelles en tant que variable explicative.
P NEWMAN, J. KENWORTHY, "Formes de la ville et transports : vers un nouvel urbanisme", in Les cahiers de l’IAURIF, n°114-115, mai 1996, p.105.
R. CERVERO, Mixed Land Uses and Commuting : Evidence from American Housing Survey, University of Berkeley, Berkeley, 1994.
dans laquelle on cherche à réaliser un maximum d’interactions, inductrices de richesse, avec un minimum de mobilité.
Y. CROZET et al., op.cit., p.45.
ibid., p.26.
A. CHAUSSE, op.cit., p.73.
M. WIEL (entretien), "Mobilité, étalement urbain et régulation institutionnelle", in Diagonal, n°138, juillet-août 1999, p.12.
G. DUPUY, 1995, op.cit., p.131.
G. DUPUY, 1995, op.cit., p.131.