Retour sur deux typologies : les scénarios de la mobilité quotidienne et les territorialités liées à l’automobile

Plusieurs grilles de lecture concernant les variations du modèle global ont déjà été élaborées. Nous en avons retenus deux, pour l’intérêt des éclairages qu’elles proposent sur les rapports entre espace et mobilité.

En cherchant à définir des futuribles pour les agglomérations françaises, Alain Bieber, Marie-Hélène Massot et Jean-Pierre Orfeuil ont élaboré trois scénarios dépendant de l’organisation sociale, des dynamiques urbaines et des politiques de transport :

  • le scénario californien repose sur une dynamique économique d’inspiration très libérale. Les politiques mises en œuvre y tiennent du "laisser-faire", puisque les pouvoirs publics – qui ne peuvent tout de même pas donner l’impression de ne rien faire – inscrivent leur action dans le cadre de dynamiques spontanées. Dans un environnement sans grandes contraintes d’expansion spatiale et marqué par de faibles valeurs patrimoniales, ce scénario présente donc une nette préférence pour l’habitat individuel, des centre-villes peu influents dans la dynamique des activités et un réseau autoroutier maillé et assez dense.
  • basé par quelques valeurs sacro-saintes – comme le respect de la limite entre la ville et la nature –, le scénario rhénan se fonde sur une dynamique économique plus nuancée et sur une intervention politique plus affirmée. Dans un contexte de faible potentiel d’expansion urbaine, la reconstruction de la ville sur elle-même est privilégiée et la mixité spatiale est valorisée, ce qui suppose notamment des mesures destinées à protéger le commerce diffus. Par ailleurs, « le maintien de formes relativement denses et polycentrées d’urbanisation périphérique repose sur des schémas de communication où les liaisons centres-périphéries demeurent largement prioritaires par rapport aux échanges inter-banlieues. » 827 Finalement, « la ville est protégée, mais la circulation interurbaine se développe fortement sous l’impact de l’unification progressive des marchés du travail de villes voisines. » 828
  • enfin, le scénario saint-simonien participe d’une dynamique économique plaçant la puissance publique à la source des mécanismes créateurs de plus-value. Spatialement, il s’appuie sur un habitat de masse, soit collectif, soit pavillonnaire, ainsi que sur une alliance contradictoire entre une logique de valorisation des rentes patrimoniales et l’affirmation d’une attractivité périphérique, le tout dans le cadre d’un espace ségrégué par un zonage strict. Dans ces conditions, seul « le recours à des infrastructures de transport concentrées et rapides permet d’ouvrir à l’urbanisation des sites très éloignés des centres » 829 car une telle organisation suppose de grandes vitesses urbaines, donc des investissements lourds sur des axes le plus souvent radiaux et parfois souterrains.

Cet univers des possibles théoriques est inspiré de situations et d’expériences culturellement très marquées. Si les villes françaises sont censées être susceptibles dans l’avenir d’emprunter à chacun de ces modèles prospectifs, ces derniers soulignent en revanche l’impossibilité d’envisager les choix politiques indépendamment de leur contexte économique, social, institutionnel et bien sûr spatial.

Gabriel Dupuy distingue, quant à lui, plusieurs « territoires de l’automobile ». Les trois types principaux qu’il établit formalisent en fait des territorialités, des formes de reconquête territoriale, des rapports à l’espace et aux territoires différents même s’ils ont tous été permis par l’automobile. Il y a le « territoire » suburbain, pour lequel l’automobile a permis aux populations d’aller habiter loin des centres-villes, induisant un relâchement progressif des liens avec le centre, l’émergence de nouvelles centralités mais aussi une moindre nécessité de fortes densités urbaines. Il y a le « territoire » rurbain qui, en connaissant grâce à la voiture particulière un élargissement des territoires du quotidien, se caractérise par l’importance des liens de toute nature conservés par les urbains avec la ruralité, notamment à travers le réseau familial étendu. Il y a enfin le « territoire » touristique, pour lequel l’automobile représente l’instrument de la quête d’un ailleurs, un anti-ville symbolisé par la nature ; pour ce dernier type, la voiture particulière permet la découverte de paysages nouveaux que la ville n’a pas artificialisés et la réalisation d’activités de loisirs, là encore à bonne distance des villes.

Ces modèles purs peuvent en fait être rapportés à des réalités observables dans un cadre national : le territoire suburbain est particulièrement développé aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne, le territoire rurbain a sans doute trouvé en France sa meilleure illustration, tandis que l’Allemagne a largement adhéré au modèle du territoire touristique. De même, les combinaisons et les évolutions qu’ils peuvent subir dessinent elles aussi des spécificités nationales : la France développe par exemple un modèle périurbain dérivé du « territoire » suburbain et l’Allemagne tend à proposer un modèle interurbain inspiré du « territoire » rurbain. Finalement, l’un des intérêts de cette typologie est de « montrer que la redéfinition des territoires par le système automobile ne pouvait se faire que dans le cadre de grands types correspondant grosso modo à des caractères nationaux : production automobile, réseau routier, réseau urbain (au sens géographique du terme), sans parler des données socio-économiques générales (revenus, histoire de l’urbanisation). » 830 Aussi faut-il admettre que l’usage qui est fait de l’automobile, sa place dans la société et dans les pratiques spatiales et, ce faisant, la nature des transformations urbaines qui lui sont imputables s’inscrivent dans une organisation socio-spatiale fortement déterminée par l’appartenance nationale.

Outre les différenciations qu’elles établissent, ces deux typologies nous invitent donc à considérer l’influence du contexte macroscopique, et notamment des spécificités nationales, sur les variations du modèle territorial.

Notes
827.

A BIEBER, M.H. MASSOT, J.P. ORFEUIL, Questions vives pour une prospective de la mobilité quotidienne, Rapport de convention INRETS-DATAR, INRETS, septembre 1992, p.58.

828.

J.P. ORFEUIL, 1994, op.cit., p.67.

829.

A BIEBER, M.H. MASSOT, J.P. ORFEUIL, op.cit., p.61.

830.

G. DUPUY, 1995, op.cit., p.118.