Une comparaison franco-allemande : vers des modèles territoriaux nationaux ?

L’existence d’organisations socio-spatiales nationalement marquées s’expliquent notamment par l’action des structures objectivantes propres à cette forme contemporaine d’affirmation du fait national que sont les Etats-nations. Ces derniers constituent en effet un cadre éminemment coercitif, en tant qu’espace d’organisation et de jeu mais aussi en tant qu’espace d’objectivation. Car le comportement des agents et des groupes sociaux, l’intervention des institutions et l’action politique dans son ensemble ne peuvent échapper à la logique des champs sociaux, aux poids des déterminants économiques ainsi qu’aux héritages et valeurs socio-culturelles, qui constituent autant de structures objectives largement portées par les sociétés nationales. Rien d’étonnant alors à ce que ces frontières représentent une enveloppe à l’intérieur de laquelle s’instaurent des articulations singulières entre politiques urbaines et politiques de déplacements. « Ces différences tiennent pour partie à des histoires particulières, à des contextes culturels distincts, à des logiques économiques spécifiques, et pour partie à des modes de régulation socio-politiques et spatiaux différents. » 831 Dans le cas de la France et de l’Allemagne, nous pouvons ainsi constater que, même s’il souscrit au même schéma général, le territoire de l’automobile-reine procède de dynamiques et de caractères partiellement divergents.

Ces différences tiennent d’abord aux particularismes du fait urbain dans ces deux pays. En dépit d’indéniables convergences, leurs organisations urbaines conservent en effet des traits nationaux caractéristiques.

Les processus et les contraintes auxquels ces organisations sont actuellement soumises peuvent paraître homogénéisants, du fait du contexte de globalisation de l’économie et d’intégration européenne dans lequel ils s’expriment. Par exemple, qu’on le nomme métropolisation ou métapolisation, ce « phénomène qui fait rentrer dans l’aire de fonctionnement quotidien de ces grandes agglomérations, des villes et des villages de plus en plus éloignés, et qui engendre des morphologies urbaines de types nouveaux » 832 touche aujourd'hui la plupart des systèmes spatiaux nationaux et tend, par certains aspects, à estomper les spécificités socio-culturelles et les possibilités d’invention urbanistique propres à chaque pays. Mais, si cette tendance s’exprime sur le territoire français comme sur le territoire allemand, son rythme et ses formes n’y sont pas moins différents.

D’une certaine façon, « la métropolisation serait une sorte de "rhénanisation" des espaces de l’urbain. » 833 Cette vision se veut évocatrice de la relative précocité de l’Allemagne en matière d’organisation de régions métropolitaines, ce qui a engendré de véritables « ensembles régionaux "intégrés" formant ce que les Américains appellent un daily urban system ». 834 Compte tenu de cet héritage, la propension actuelle à l’élargissement des aires des quotidiennetés urbaines s’appuie fortement sur le réseau urbain constitué, qui a établi des relations à la fois concurrentielles et hiérarchiques entre les villes. Le géographe Peter Schoeller avait résumé d’une formule – « Was Deustchland ist, wurde es durch seine Städte » 835  – l’importance des villes dans l’aménagement du territoire allemand et l’évolution contemporaine ne dément pas leur place – centrale – dans le système spatial national. Finalement, « dans les pays anciennement urbanisés, comme (…) l’Allemagne, où la densité moyenne est élevée, la métropolisation s’opère plus par une dilatation des principales zones urbaines, et par l’intégration des villes périphériques, voire de l’ensemble d’une région, dans le fonctionnement métropolitain » 836 . Cela ne signifie pas pour autant que le pays n’ait pas connu de développement de la suburbanisation : après avoir été largement atteintes par la frénésie industrielle, les villes allemandes se sont efforcées de redevenir des cités jardins et, en l’espace de 40 ans, la surface des terrains bâtis a presque doublé sur le territoire national, du fait notamment de la construction de lotissements hors des agglomérations. Seulement, par rapport à la France, la frontière entre espace urbain et espace rural demeure encore une réalité tangible, participant sans doute en cela à la sauvegarde de cette Nature idéale qui reste une valeur particulièrement prégnante dans la société allemande.

Pourtant, ce n’est pas peu dire que la ruralité constitue une référence qui a imprégné pendant longtemps la culture française et qui est encore aujourd'hui inscrite dans notre imaginaire sociétal. Néanmoins, l’espace auquel elle se réfère a paradoxalement nettement moins su préserver une identité distinctive. La vigueur du phénomène périurbain et rurbain en France reflète bien, d’une certaine façon, cette valorisation symbolique d’un mode de vie à la campagne, mais un mode de vie devenu urbain par bien des aspects et qui n’a plus grand chose à voir avec le mythe originel qu’il est censé incarner. En reposant avant tout sur cette réalité, la métropolisation à la française traduit un processus urbain au développement plus anarchique, moins contrôlé et moins hiérarchisé. Par rapport à l’Allemagne, l’évolution des organisations socio-spatiales nationales obéit à des tendances plus spontanées, remettant davantage en cause l’armature urbaine existante.

Cette différence entre les deux pays, on la retrouve logiquement dans les phénomènes de centralité.

La France, porteuse d’une forte tradition centralisatrice, rencontre des difficultés persistantes à penser les centralités urbaines secondaires. Leur émergence s’est donc essentiellement effectuée – après l’épisode des villes nouvelles – de manière spontanée, ou plutôt selon un processus mêlant action de la rente foncière, adaptation à la localisation des populations et aux conditions de mobilité, dévoilant un système de planification territoriale particulièrement sensible aux pressions du marché. De nouvelles formes de polarité se sont alors affirmées, polarités périphériques qui ont rapidement pris les centres commerciaux comme étendard – ne serait-ce que parce que « l’activité commerciale est le principal facteur d’animation, l’élément qui structure le plus fortement la pratique de la ville. » 837 L’ampleur de cette transformation des structures commerciales en France, on la doit à un système pervers, la loi Royer, qui, sous prétexte de protéger le petit commerce des centres urbains, y a interdit les hypermarchés, rejetant du même coup leur développement dans des communes périphériques trop heureuses de l’aubaine. Du fait de leur localisation, ces équipements avec leurs immenses parkings sont devenus les structures de distribution privilégiées de la société de consommation mais aussi de la société de l’automobile. D’autres types de "centralités" spécialisées, comme les plates-formes multimodales ou de nouveaux pôles d’affaires, vont également parvenir à polariser certaines fonctions centrales en périphérie des centres traditionnels, en s’appuyant sur un différentiel d’accessibilité introduit par les nouvelles infrastructures de transport. Malgré tout, ces mutations n’ont pas forcément la concurrence spatiale comme seul ressort. Ainsi, assiste-t-on moins à une perte de vitalité des centres urbains originels qu’à la mise en place d’une nouvelle variante d’organisation urbaine dans un cadre élargi. La nouvelle répartition de la centralité entre centres traditionnels et pôles périphériques procède d’un processus de sélection des activités dans les premiers, tandis que l’étalement urbain se restructure naturellement autour de pôles secondaires jouant un rôle de centralité partielle souvent développée à partir d’un embryon villageois ou urbain. Cela prouve que ces configurations nées de la périurbanisation n’ont pas aboli tout intérêt pour la proximité spatiale, même si celle-ci s’envisage d’abord en termes d’accessibilité spatio-temporelle et en fonction de la mobilité automobile.

L’émergence de ces nouvelles formes de centralité est loin de constituer une exception française mais, si elles ont également cours en Allemagne, elles se manifestent dans des proportions et avec une intensité relativement différentes. Il est vrai que le contexte urbain allemand, dense et polynucléaire, a contribué à atténuer l’utopie de constitution de grands centres sans remettre en cause l’idée de centres forts. De plus, l’expression des phénomènes de centralité y reste encore largement dépendante du positionnement des espaces urbains dans la hiérarchie des places centrales, si bien que les transformations des organisations urbaines ont pu être encadrées assez efficacement par cette ossature fonctionnelle et opérationnelle. Les applications en matière d’urbanisme commercial sont à cet égard tout à fait significatives. Dans un pays marqué par un développement précoce et important des supermarchés et des hypermarchés 838 , on s’est aperçu dès les années 70 que les grandes surfaces mettaient en danger à la fois le commerce traditionnel et la place des centres-villes dans l’organisation urbaine. Le Bund comme les Länder ont alors promulgué des lois qui visaient à stopper l’implantation de grandes surfaces dans les communes périphériques et à préserver le rôle traditionnel de marché tenu par les centres urbains. L’équipement commercial d’une ville devient fonction de sa place hiérarchique dans la planification du Land et les grandes infrastructures sont orientées prioritairement vers des zones centrales ou spécialisées. 839 Parallèlement, l’accessibilité de ces nouvelles implantations doit être assurée et prévoir notamment un nombre suffisant de places de stationnement. Les pouvoirs publics ne contestent donc pas en soi l’alliance entre grande distribution et automobile de masse. Seulement, en encourageant une structure de localisation polycentrique et un haut niveau de concentration, ils cherchent à l’intégrer à une organisation urbaine originelle qu’ils entendent sauvegarder.

Le territoire de l’automobile-reine, sa complexion et ses dynamiques ne peuvent finalement s’abstraire de ces spécificités urbaines nationales.

Le mythe français relatif à la constitution de grands centres urbains s’est d’abord incarné dans la réalisation de réseaux routiers polaires. Cependant la gageure consistant à organiser la convergence massive des flux automobiles vers un espace extrêmement contraint spatialement a rapidement enclenché des processus lourds. L’augmentation de l’accessibilité au centre engendrée par le développement de l’offre de transports collectifs n’a pas suffi, dans un contexte de croissance spatiale des villes, à éviter l’éclatement de la centralité. Peu contrôlées, les nouvelles formes de centralité urbaine "à la française" se sont alors inscrites dans une perspective de développement du territoire de l’automobile-reine. Alors que, progressivement – « lorsqu’un certain seuil d’urbanisation périphérique est atteint » 840 –, le lien avec le centre historique de l’agglomération se relâche pour se faire plus occasionnel, se diffuse un modèle périurbain qui affirme un besoin de liaisons automobiles rapides entre et à l’intérieur des espaces périphériques, et ce d’autant plus que ces derniers ont été marqué par une spécialisation des formes de centralité – accentuée en France par la prégnance des pratiques de zonage. A ce titre, la mode des rocades autoroutières donne sans doute aujourd'hui le plus clairement à voir les difficultés qu’ont les politiques urbaines locales à se soustraire à la dynamique endogène du territoire de l’automobile.

En Allemagne, le soin apporté aux équipements de proximité et le maintien d’une certaine mixité spatiale – notamment à travers la préservation du lien entre commerce et habitat – ont permis de maîtriser davantage les mutations des organisations urbaines et de limiter les mécanismes d’expansion endogène du territoire de l’automobile. Le léger décalage spatial qui existe entre le réseau de villes et le réseau d’autoroutes autorise alors un compromis favorable au maintien d’un certain équilibre territorial et laissant aux grandes villes une marge de manœuvre en matière de politique de déplacements. Il n’empêche que la diffusion de la centralité a très rapidement intégré le réseau autoroutier comme élément structurant, par l’intermédiaire d’un maillage du territoire extrêmement précoce qui a servi de support à l’affirmation progressive d’un modèle interurbain fortement polarisé. Même si elles paraissent a priori plus favorables à une gestion efficace des déplacements automobiles qu’une organisation à centre unique, ces structures instaurent une pression sur l’offre de pénétrantes routières destinés à assurer des liaisons rapides avec les centres. Néanmoins, ces conditions concourent également à faire des transports collectifs des solutions alternatives tout à fait satisfaisantes, dans la mesure où le maintien de fortes polarisations, en concentrant les flux, leur assure une certaine compétitivité.

Cette comparaison franco-allemande nous a donné l’occasion de mesurer les variations auxquelles pouvait être sujet le territoire de l’automobile-reine en fonction des cadres nationaux. Dans le même temps, elle nous a conduit à apprécier la façon dont les modèles spatiaux et territoriaux parviennent à limiter les latitudes politiques. En étudiant les configurations locales, nous allons à présent tenter d’affiner cette analyse.

Notes
831.

F. ASHER, 1995, op.cit., p.143.

832.

F. ASHER, La République contre la ville. Essai sur l’avenir de la France urbaine, Éditions de l’Aube, collection Mondes en cours, série Société, 1998, p.18.

833.

S. LEROY, "Sémantiques de la métropolisation", in L’espace géographique, 2000, n°1, p.82.

834.

F. ASHER, 1995, op.cit., p.20.

835.

« Ce que l’Allemagne est, elle le doit à ses villes ».

836.

F. ASHER, 1995, op.cit., p.19.

837.

M.J. BERTRAND, op.cit., p.96.

838.

En 1977, « il existait en RFA plus de 760 hypermarchés couvrant plus de 4 millions de m², soit le niveau actuel de l’équipement en France. Aujourd'hui, on dénombre près de 1.000 hypermarchés, soit une augmentation sur 12 ans de 30% environ. Le parc français est passé sur cette même période de 340 unités à 750, soit une augmentation de plus de 100% » (in H. TRANGER, Réglementations de l’urbanisme commercial en Europe, Assemblée des chambres françaises de commerce et d’industrie, juin 1990, p.9).

839.

Pour tout autre projet de localisation, les études d’urbanisme mesurent l’intensité de la concurrence entre toute nouvelle implantation et le commerce de centre-ville – contrairement à la France où elles définissent un équilibre concurrentiel par rapport à l’ensemble des implantations commerciales. Ces nouveaux équipements doivent alors prouver que, malgré leur taille, ils n’occasionnent aucune nuisance pour le centre-ville, qu’ils ne concurrencent pas directement le commerce central mais qu’ils augmentent les possibilités de choix du consommateur. Dans ces conditions, les permis de construire sont rarement accordés, si bien que l’impact de la réglementation a correspondu à une réelle inflexion du rythme de croissance des hypermarchés et plus généralement du nombre de magasins de plus de 1.000 m².

840.

G. DUPUY, 1996, op.cit., p.380.