Les configurations locales du territoire de l’automobile-reine

Ces configurations permettent en effet non seulement d’introduire des nuances dans les modèles spatiaux mais également, par leur comparaison, par l’examen de leurs convergences et de leurs divergences, d’éclairer les mécanismes à l’origine de ces variations. Ces analyses relèvent d’une démarche visant à mesurer la portée et le sens des organisation socio-spatiales locales dans la dynamique endogène du territoire de l’automobile mais aussi dans les possibilités d’offre d’une alternative modale crédible.

Pour Lyon, Marc Bonneville a bien résumé les grands principes qui ont présidé à la structuration de l’espace urbain. « Jusqu’aux années soixante dix, le développement et l’organisation de l’agglomération lyonnaise correspondait parfaitement au modèle radio-concentrique bâti autour de la centralité historique du cœur de Lyon. La croissance urbaine s’est en effet propagée de façon régulière jusqu’en 1939 en adossant les nouveaux quartiers aux anciens sous forme d’auréoles emboîtées et de densités décroissantes. Entre 1945 et 1970, elle s’est faite selon une planimétrie en doigts de gants calquée sur des axes de circulation, qui a respecté le modèle concentrique et maintenu une certaine compacité des tissus urbains et continuité avec les espaces déjà urbanisés. Le développement de l’automobile a ensuite fait éclater cet ordonnancement en favorisant une dilution considérable de l’urbanisation et l’apparition de polarités périphériques. Cependant la dilatation récente de l’urbanisation dans la grande périphérie n’a paradoxalement guère affaibli sa centralité qui reste très forte et attractive, y compris pour les migrations résidentielles. » 841 La préservation de ce lien avec la ville-centre dans un contexte de croissance des flux tangentiels révèle en fait la concrétisation, dans un cadre urbain global, d’une indéniable dichotomie territoriale : l’importance et la densité du centre originel rend crédible voire indispensable le développement d’une alternative à la voiture particulière, tandis que l’étalement de la croissance urbaine enclenche un processus dans lequel la réalisation d’un réseau d’infrastructures routières de plus en plus étendu et coûteux contribue à accroître une mobilité automobile placée de facto dans une situation de quasi-monopole. Parce qu’elle a été « insuffisamment maîtrisée, la dilution a contribué à augmenter les déplacements et la congestion urbaine, entraîné des coûts supplémentaires d’urbanisation et d’infrastructures » 842 et s’est accompagnée d’un redéploiement des proximités avec des niveaux de concentration et des formes urbanistiques adaptés à la desserte automobile.

A Lille, cette dichotomie apparaît nettement moins, et pour cause, puisque les flux mécanisés reçus par les différentes zones de l’agglomération sont beaucoup moins concentrés qu’à Lyon : seulement 39% des déplacements se font à destination des 10 zones les plus attractives, contre 47% dans l’agglomération lyonnaise. 843 On retrouve ici les effets d’une structure urbaine multipolaire originale, dont « les pôles urbains ne sont pas des lieux centraux, des places-marchés liées à un support de l’espace économique et matériel local, mais doivent leur croissance à des forces économiques non liées aux marchés locaux ou sous-régionaux, travaillant à l’échelle d’espaces plus larges, essentiellement à l’industrie. » 844 . Intégrés à un espace régional de type rhénan 845 , les paysages urbains de la conurbation ont été fortement marqués par la rapidité de cette croissance urbaine, par sa polarisation en différents points de l’agglomération et par un modèle usine-habitat plutôt extensif. La moindre importance des densités urbaines du fait de leur éparpillement explique alors la plus grande diffusion des flux et une part du différentiel d’usage des transports collectifs avec Lyon. Cette part, des scientifiques du CETE ont essayé de la quantifier : partant d’une estimation de la clientèle potentielle des transports collectifs à Lille, soit 17,3% des déplacements 846 , ils ont évalué l’effet des différences d’offre de transport entre les deux agglomérations par l’écart de ce chiffre avec la part de marché des transports collectifs observée à Lille (9,6%) et l’effet des différences de structure urbaine par l’écart avec la part de marché observée à Lyon (24,4%). Ainsi, les déterminants spatiaux, en accentuant à Lille l’importance des types de flux pour lesquels les transports collectifs sont les moins performants et les moins attractifs, expliquent pour moitié le différentiel de choix modal. Ce contexte urbain, en faisant de la voiture particulière un moyen de transport particulièrement performant, incarne donc une configuration assurant une nette prédominance du territoire de l’automobile-reine. De plus, les dynamiques endogènes à ce territoire concourent à ce que les choix politiques, qui sous-tendent les disparités en matière d’offre de transport, ne peuvent eux-mêmes s’abstraire totalement des spécificités de l’organisation urbaine, puisqu’ils procèdent notamment de décisions techniques adaptées aux conditions de circulation.

L’organisation urbaine de Stuttgart est à cet égard sans doute moins contraignante, dans le sens où elle permet d’envisager des orientations qui participent davantage de décisions politiques que de choix "techniques". Il n’y a à cela ni hasard, ni fatalité. Les latitudes des politiques de transport sont en effet d’autant moins bridées par les déterminants spatiaux que les évolutions de ces derniers ont mieux su être régulées. Des mécanismes spatiaux particuliers se sont ainsi mis en place. La préservation d’un degré supérieur de mixité spatiale et d’un certain niveau d’équipement des quartiers a permis de sauvegarder les proximités existantes, agissant comme des facteurs limitants à l’encontre des obligations de mobilité motorisée. La pluralité des centres et leur réticulation hiérarchique – que ce soit entre les noyaux urbains de Stuttgart ou entre la ville-centre et ses communes périphériques – ont certes engendré des échanges importants et imposé la constitution d’un maillage efficace mais se sont avérés moins restrictifs quant aux choix relatifs à l’organisation des déplacements. En effet, la concomitance de cette organisation spatiale avec une certaine massification des flux préserve les conditions d’une concurrence plus équitable entre les différents moyens de transport mécanisés.

La façon dont cette concurrence s’exerce dans les agglomérations est un indice saillant pour apprécier le développement d’un territoire de l’automobile-reine, qui par nature tend à restreindre les possibilités de choix modal. Or, « les structures politico-administratives nationales ainsi que l’organisation du transport public propre à chaque pays ne jouent qu’un rôle contextuel dans les configurations d’acteurs au niveau local. Rôle contextuel ne signifie aucunement que ces éléments sont peu signifiants mais plutôt qu’il existe une forte autonomie locale des politiques institutionnelles. » 847 Cette autonomie mérite néanmoins d’être étudiée à l’aune des pesanteurs territoriales auxquelles elle est soumise, afin de mieux saisir les contraintes qui s’exercent sur le jeu politique.

Les grandes infrastructures lyonnaises de transport collectif ont essentiellement vocation à améliorer la desserte et l’accessibilité d’un centre, dont on connaît la place qu’il occupe encore dans l’agglomération : du métro, dont les plans des années 70 entendaient faire un outil – complémentaire à l’automobile – au service d’un centre puissant, au tramway qui, même s’il est porteur d’une autre logique de gestion des déplacements (voir chapitre 7), vise aujourd'hui à renforcer une centralité d’agglomération élargie et morcelée. En revanche, les périphéries urbaines demeurent le domaine quasi exclusif de l’automobile et les transports collectifs y apparaissent d’autant moins comme une alternative véritable que les flux qu’elles génèrent évitent de plus en plus le centre. Dans ces territoires, la pression s’exerce essentiellement en faveur de la réalisation de nouvelles voiries, dans un but d’irrigation, d’amélioration des liaisons tangentielles ou encore de délestage des infrastructures locales ; elle dessine également une translation progressive du réseau banal vers une nouvelle génération de voies rapides – le Boulevard Urbain Sud 848 , qui n’a de boulevard urbain que le nom 849 mais qui s’affirme comme une voie structurante et une liaison rapide entre les communes et les zones industrielles 850 du sud-est lyonnais 851 , en est une parfaite illustration. On voit cependant émerger parallèlement une demande réelle « pour une desserte de proximité entre commune périphériques appartenant à une même zone de solidarité spatiale » 852  : dans cette optique, différentes solutions techniques (des petites navettes au transport à la demande) sont disponibles en matière de transport public, surtout lorsque ces territoires connaissent eux aussi des phénomènes de polarisation ; seulement les volontés politiques sont ici soumises à des mécanismes souvent contraignants, le SYTRAL n’acceptant, par exemple, d’instaurer un système de petites navettes qu’à condition que les communes prennent à leur charge la moitié du déficit de ce réseau. 853 En matière de développement d’une offre de transport alternative à l’automobile, les perspectives les plus encourageantes restent finalement attachées aux espaces formant la première couronne de banlieue. Car si, « dans ces quartiers de banlieue, l’automobile obtient l’espace qu’on lui mesure chichement dans les centres » 854 , « la densification qui s’y est opérée et qui s’y poursuit devrait permettre une diminution du rôle de l’automobile. » 855 Offrant un tissu urbain plus malléable que celui de l’espace central, tout en restant plus consistant et plus structuré que le périurbain, ces territoires peuvent être le réceptacle d’un processus de dilution du centre, permettant potentiellement de raccourcir les déplacements en provenance de la périphérie et surtout d’accroître l’attraction exercée par ce centre élargi sur l’espace périurbain. Néanmoins, ce mouvement tend aujourd'hui à s’opérer en fonction de géographies sélectives, qui peuvent aussi bien faire de ces quartiers des zones stratégiques que « des zones délaissées réservées aux activités en déclin et au logement des exclus du développement, des poches de pauvreté ». 856 La perspective d’une telle désaffection pour les banlieues lyonnaises qui, à l’Est, au Nord et au Sud, ont été profondément marquées par l’industrie et les grands ensembles, limiterait alors la portée stratégique de ces recompositions.

Métro et tramway lillois sont quant à eux associés à une ambition urbanistique persistante, qui vise à unifier l’espace central de l’agglomération. Dans ce cadre, la mise en réseau des pôles constitutifs de l’hypercentre est autant considérée indispensable aujourd'hui à l’affirmation d’une dynamique métropolitaine qu’elle a pu l’être hier à l’intégration des composantes territoriales de la Communauté Urbaine. Si le train d’union originel dessiné par le tramway tient davantage de la survivance, le VAL est le produit le plus récent de cette stratégie urbaine : conçu comme le métro de la CUDL 857 , il a servi de base à la restructuration physique de l’ensemble du réseau de transport collectif. Cependant, en raison principalement de la faiblesse du réseau de bus, l’offre globale reste nettement inférieure à celle de l’agglomération lyonnaise, que ce soit en termes de couverture géographique 858 ou de densité de service 859 . En fait, le développement d’une alternative qui puisse concurrencer l’automobile constitue une préoccupation qui a été, en quelque sorte, reléguée au second plan. La surabondance de l’offre sur l’axe Lille-Roubaix-Tourcoing répond alors moins à une demande réelle de mobilité – ces liaisons se traduisent par un usage très segmenté, les trois villes ayant un fonctionnement relativement autonome avec leur zone d’influence respective – qu’à une symbolique métropolitaine, à une volonté accrue d’offre de vitesse ou encore à la croyance dans un mythe qui reste fortement attaché aux infrastructures lourdes de transport collectif, le mythe des effets structurants. Mais, ne pouvant agir indépendamment des autres facteurs de transformation de la ville, ces infrastructures expriment finalement une volonté politique qui se révèle incapable de dépasser seule les contraintes d’une structure et d’une organisation urbaines qui favorisent un large développement du territoire de l’automobile-reine. Tant que les structurations urbaines ne reviendront pas sur ces facilités accordées à la circulation automobile, y compris dans les zones centrales, il est donc peu probable de voir les transports collectifs s’engager dans un rapport plus équilibré à la voiture particulière et jouer le rôle que, de plus en plus, les édiles aimeraient leur voir jouer. Car les orientations des politiques de déplacement et l’organisation socio-spatiale ne peuvent évoluer qu’en étroite imbrication les unes avec l’autre. Ce qui se passe à l’échelle de la région urbaine est encore là pour le prouver. Le niveau de l’offre de Trains Express Régionaux (TER) est le plus élevé de France, après l’Ile-de-France, 860 et cela se traduit dans les pratiques de mobilité, puisque la part des transports collectifs dans les déplacements longs 861 est supérieure à ce que l’on observe pour Lyon. Pour cette offre qui s’adresse pourtant à « une clientèle qui n’est pas forcément "captive", 43% des usagers des TER disposant d’une automobile » 862 , l’accroissement de l’aire d’attraction d’un centre métropolitain en voie de tertiarisation sur un territoire très urbanisé et polarisé par de nombreux centres industriels sous-équipés apparaît comme un facteur participant largement, non seulement au succès qu’elle rencontre, mais à son développement même.

On retrouve évidemment cette influence déterminante des configurations spatiales sur la nature des offres de transport présentes à Stuttgart. S’orientant prioritairement vers les marchés où leur compétitivité et la demande latente sont les plus importantes, les transports collectifs se sont développés selon deux logiques à l’œuvre respectivement à Lyon et à Lille : ils se sont inscrits dans l’espace en référence à une centralité d’agglomération affirmée, tandis qu’ils cherchaient, à l’échelle de l’agglomération et de la région urbaine, à relier cette zone centrale à un environnement de type rhénan, fortement urbanisé et polarisé. Pour répondre aux besoins exprimés par cette organisation polynucléaire et opérer une réticulation de l’espace à différentes échelles, la palette des solutions techniques retenues s’étend du bus au chemin de fer, en passant par le tramway et le métro : ainsi les tramways n’ont jamais disparu de Stuttgart, même si dans les années 60 ils devinrent souterrains dans l’hypercentre (U-Straßenbahn) et virent certains de leur site propre supprimés pour libérer de l’espace sur voirie ; néanmoins, à partir des années 70, on leur a progressivement substitué un métro léger (Stadtbahn) qui vint accroître les capacités offertes sur l’ensemble de la commune-centre mais également, paradoxalement, reconquérir l’espace perdu en faveur de l’automobile hors de l’hypercentre 863  ; parallèlement, la réalisation d’un réseau RER (S-Bahn), décidée dès les années 60 en collaboration avec la Bundesbahn 864 , a permis d’étendre très tôt l’offre de transports collectifs hors des limites communales de Stuttgart. Ces différents modes dessinent les territoires sur lesquels, du fait notamment des structures spatiales qui les caractérisent, l’automobile ne se trouve pas en situation d’exclusivité. Ainsi, tirant parti du rôle de commandement qu’exerce la ville-centre sur les autres villes de la région 865 , de la massification des flux qui en résulte et de l’existence de pôles périphériques importants, le S-Bahn fonde son succès croissant sur le flot considérable de migrations alternantes qui converge vers Stuttgart 866 . La faiblesse de la desserte ferrée constitue alors pour les espaces urbains périphériques un élément déterminant de l’explication du différentiel d’usage entre transport collectif (TC) et voiture particulière (VP), même s’il doit être envisagé de manière complémentaire avec le type d’espace d’origine des migrants (tableau 18). Pour autant, le développement de ces diverses offres n’a pas conduit à un recul de l’automobile (tableau 19) : au mieux a-t-il permis de juguler la croissance des parts de marché VP dans la ville-centre, où l’importance de l’alternative TC, la moindre adaptation des structures urbaines à la voiture particulière et des mesures annexes que nous traiterons dans notre troisième partie ont permis de réguler l’expansion territoriale de l’automobile ; partout ailleurs, en dépit des investissements réalisés dans les transports collectifs, l’automobile continue d’exercer une domination croissante. Cette dichotomie territoriale montre que l’expression d’une volonté politique qui ne se résout pas au tout-automobile ne suffit pas à endiguer le développement du territoire de l’automobile-reine. Elle souligne ainsi les limites des latitudes politiques face aux mutations socio-spatiales. La dynamique automobile en est un parfait exemple, dans la mesure où elle tire aujourd'hui sa force de la façon dont elle a su s’inscrire dans l’organisation socio-spatiale de nos sociétés et de nos espaces locaux.

Tableau 18 - Déplacements mécanisés des habitants de plus de 10 ans du Verband Region Stuttgart par mode principal et par type de commune en 1995 (en %)
 

Stuttgart
Centres moyens Communes de plus de 5.000 habitants
avec
S-Bahn
sans
S-Bahn
avec
S-Bahn
sans
S-Bahn
Communes de moins de 5.000 habitants
Moyenne régionale
VP 66,8 81,1 91 88,3 89,7 90,1 83,2
TC 33,2 18,9 9 11,7 10,3 9,9 16,8
dont routier 21,7 7,1 4,5 2,7 4,7 6,5 8,5
dont ferré867c’est-à-dire les déplacements effectués avec le S-Bahn et l’Eisenbahn. Car, même si le Stadtbahn et le tramway sont des moyens de transport sur rail, ils s’inscrivent sur le réseau de voirie et sont donc considérés ici comme routiers. 11,5 11,8 4,4 8,9 5,6 3,3 8,3
Total 100 100 100 100 100 100 100

Source : Verband Region Stuttgart 867

Tableau 19 - Évolution des parts de marché des modes de déplacement entre 1981 et 1995 (en %)
 
Stuttgart Reste du périmètre Ensemble du périmètre
1981 1995 1981 1995 1981 1995
MAP 31,2 26,5 27,4 19,2 28,7 21
2 Roues 3,2 6,3 6,7 7,2 5,5 7
VP 43,5 44,6 52,5 64 49,4 59,2
TC 22,1 22,2 13,4 9,6 16,4 12,8
Total 100 100 100 100 100 100

Source : Verband Region Stuttgart 868

Au-delà de leurs spécificités en matière d’organisation socio-spatiale ou d’offre de déplacements, ces configurations locales mettent donc en évidence la similitude des mécanismes qui associent ces deux dimensions des organisations urbaines. A cet égard, un des éléments les plus déterminants tient à ce que nous analysions précédemment en termes de densité urbaine, qui a trait à la forme urbaine comme à la consommation d’espace, bref aux phénomènes de concentration spatiale et de massification des flux qui rendent à la fois crédible l’alternative proposée par les transports collectifs et difficile l’accessibilité automobile de masse. Mais, ce qui apparaît également en filigrane, c’est que, malgré l’évidence des liens qui les unissent, les infrastructures de transport ne se limitent pas à être de simples calques des organisations spatiales, tant les choix faits aujourd'hui en matière de déplacements urbains ont vocation à prendre en considération, à travers sa dimension territoriale, le fonctionnement global de la société. Il convient alors d’envisager toute stratégie concernant l’automobile urbaine en fonction du cadre à la fois social et spatial dans lequel elle s’inscrit.

Espace et société sont deux sphèresqui s’interpénètrent largement, qui s’influencent réciproquement mais qui peuvent également présenter des décalages non négligeables. Le concept de territoire, en proposant une approche intégrée de leurs rapports, tend à considérer la ville comme un objet technique avec ses contraintes et ses lois mais l’envisage surtout comme une construction issue de la cristallisation des relations objectives entre les agents et finalement comme la projection spatiale des structures spécifiques d’un groupe humain. Le territoire de l’automobile-reine s’impose alors comme une structure singulière du champ urbain, illustrant l’état du rapport de force entre les agents et les institutions engagées dans les luttes propres à cet espace de jeu. Au sein de ce champ, ce territoire est porteur d’enjeux spécifiques, qu’ils soient techniques, fonctionnels, économiques, sociaux ou encore symboliques : au-delà du simple choix d’une technique de transport, il est donc question ici de la mise en place d’une organisation socio-spatiale qui, outre le système de mobilité, touche aux mécanismes de production de la valeur, de répartition des richesses, de différenciation entre les groupes sociaux ou encore d’affirmation des valeurs sociétales.

De ce fait, il existe aujourd'hui une propension au développement du territoire de l’automobile-reine, dans la mesure où il participe d’une entreprise de conservation de la nouvelle structure du champ urbain. Sans tenir compte du fait que le jeu à l’intérieur de tout champ tend à favoriser ceux qui, le dominant, sont en mesure d’en définir les règles, les positions respectives des différents agents concourent déjà à orienter leurs stratégies ultérieures. Car les "joueurs" les mieux pourvus en capital 869 par le règne de l’automobile ont intérêt à soutenir la dynamique d’un territoire, synonyme de préservation de la structure du champ et de la structure de distribution du capital spécifique à ce champ : les automobilistes, les agents qui ont le plus fondé leur stratégie de localisation sur l’accessibilité automobile ou encore les collectivités qui ont renforcé leur attractivité grâce à la desserte automobile ont en effet objectivement intérêt à ce que cette forme de mobilité continue à être soutenue et favorisée. 870

Cette structure du champ urbain n’en demeure pas moins elle-même en jeu, ce qui relativise toute notion d’intangibilité. En tant qu’état des rapports de force, elle fait naturellement l’objet de contestations et de luttes, d’où peuvent émerger une nouvelle structure, une nouvelle orthodoxie et finalement une nouvelle logique territoriale. Seulement, et c’est là que le concept de territoire enrichit l’approche de la théorie des champs, l’espace urbain est soumis à un processus d’objectivation qui vise à figer, à "minéraliser" les rapports et les positions sociales et à renforcer l’inertie de la structure générale du champ urbain. Notamment, « les grandes infrastructures de transport et les grands ouvrages qui les accompagnent sont nécessairement confrontés à ce caractère d’irréversibilité. Il reste à trouver des modes de gestion sociale qui en tiennent davantage compte. Les civilisations amérindiennes l’avaient compris avant nous, en choisissant de ne rien faire qui puisse modifier de façon irréversible la nature, dont elles se considéraient comme les hôtes de passage. » 871 A l’évidence, nos sociétés ont choisi une voie opposée, cherchant à instrumentaliser l’espace pour en faire un outil de reproduction sociale. Le territoire ainsi produit, en devenant une donnée incontournable des mutations spatiales ultérieures, pèse sur les luttes internes au champ et apparaît comme un élément poussant à une certaine conservation de sa structure. Dans le cas qui nous intéresse, les organisations urbaines nées de l’automobile ou pour lesquelles la domination de ce moyen de ce transport s’est profondément inscrite dans l’espace, participent donc aujourd'hui à ce qui nous est apparu comme une dynamique endogène du territoire de l’automobile-reine.

Toujours est-il que cette conception du territoire laisse une place au jeu, qu’il soit relatif aux luttes et aux stratégies qui se développent au sein du champ ou aux marges introduites par la complexité de la médiation de l’espace et de ses effets de rétroaction. La description des figures spatiales du modèle territorial illustre bien la réalité de cette relation au jeu d’un territoire de l’automobile-reine dont on pourrait finalement dire que sa mécanique tient moins du puzzle que du jeu de construction : en effet, les pièces mises à disposition des joueurs, si elles sont globalement similaires d’un terrain de jeu à l’autre, ne donnent pas lieu à la production d’une image unique mais ouvrent la voie à des arrangements qui pourront se révéler sensiblement différents ; toutefois, du fait de la relative constance du contenu comme des règles du jeu, ces configurations se trouvent confrontées à un univers des possibles qui s’avère finalement limité. D’où notre vision d’un territoire de l’automobile-reine dont les variations qu’il présente participent non pas d’une exception à la règle générale, voire de son infirmation, mais de la complexité de son application.

Notes
841.

M. BONNEVILLE, 1997, op.cit., p.20.

842.

ibid., p.194.

843.

La proportion reste similaire si l’on considère les 20 zones les plus attractives, avec respectivement 59% et 69% (chiffres du CETE Nord-Picardie).

844.

P. BRUYELLE, 1981, op.cit., p.411.

845.

densément urbanisé du fait de systèmes cumulatifs de longue durée mêlant intensivité agricole et urbanisation précoce.

846.

Ce chiffre a été obtenu en appliquant au total des déplacements lillois correspondant à une catégorie de flux – les flux ont été classés selon leur nature, leur distance…etc, sachant qu’on n’a considéré que les flux supérieurs à 5.000 déplacements mécanisés –, la part de marché du transport collectif observée à Lyon pour la même catégorie.

847.

C. LEFEVRE, B. JOUVE, "Nouveaux acteurs et nouveaux territoires dans les grandes agglomérations européennes : une approche comparative à partir des réseaux lourds de transport collectif", in Annales de Géographie, n°568, 1992, p.625.

848.

Trois "boulevards urbains" étaient prévus dans la périphérie lyonnaise, le Boulevard Urbain Sud (BUS), le Boulevard Urbain Est (BUE) et le Boulevard Urbain Ouest, qui a pour l’instant été victime du syndrome "Ouest lyonnais" frappant les projets routiers.

849.

Il s’agit en fait d’une voie rapide de 2x2 voies, sur laquelle la vitesse est limitée à 110 km/h et dont certaines sections, sous-dimensionnées dans le projet originel, ont finalement vu leur capacité s’accroître. Le BUS a été réalisé par tranches, reliant l’A.7 à Feyzin en 1993, puis au centre de Vénissieux en 1995, avant d’être prolongé jusqu’à Corbas et raccordé à la rocade Est.

850.

Le BUS assure notamment la desserte des zones économiques et industrielles de Vénissieux, Corbas, Saint-Fons et Saint-Priest, désavantagées, pour les premières d’entre elles, en termes d’avantages comparatifs depuis la mise en service de la rocade Est.

851.

Sous maîtrise d’œuvre et d’ouvrage du Département, son financement est partagé entre le Département, la Région et le Grand Lyon. Jusqu’à fin 1993, son financement était assuré à parité par le Département et la Communauté Urbaine, puis la région a fait son entrée à hauteur de 27,5%, en l'intégrant au contrat de plan Etat-Région.

852.

O. ANDAN et al., 1991, op.cit., p.II-50.

853.

Des mesures d’exception sont néanmoins prévues pour les "quartiers difficiles", où la participation communale peut être réduite jusqu’à 20%.

854.

G. DUPUY, 1995a, op.cit., p.83-84.

855.

Y. GEFFRIN, "Mobilité, diversité, inégalité", in Se déplacer au quotidien dans trente ans, op.cit., p.39.

856.

M. BONNEVILLE, "Processus de métropolisation et dynamiques de recomposition territoriale dans l’agglomération lyonnaise", in DATAR, Commissariat Général au Plan, op.cit., p.333.

857.

La réalisation de ce qui était à l’époque le premier métro automatique léger français est une des premières décisions du S.M.T., le Syndicat Mixte d’exploitation des Transports en commun de la Communauté Urbaine de Lille, né de la mise en place de la C.U.D.L. et du regroupement des deux autorités organisatrices de transport qui existaient auparavant, celle de Lille et celle de Roubaix-Tourcoing.

858.

population desservie/population totale.

859.

kilomètres de ligne/population desservie.

860.

Lille est la première gare de Province pour le trafic régional avec environ 50.000 voyageurs/jour, 8 lignes, 47 gares desservies, certaines gares entre la cité nordiste et le bassin houiller pouvant compter jusqu’à 30 trains par jour dans chaque sens, donc 5 à 6 en direction de Lille à l’heure de pointe du matin.

861.

plus de 20 kilomètres.

862.

"La régionalisation de la SNCF ouvre un nouvel âge du transport de proximité", in Le Monde, mardi 21 avril 1998, p.11 (le chiffre de 43% est un ratio national).

863.

Solution médiane entre le tramway et le métro, le StadtBahn est une infrastructure en site propre intégral qui n’est souterraine que dans l’hypercentre.

864.

Le cadre et les pratiques institutionnelles allemandes ont fait que la Bundesbahn s’est investie très tôt dans l’offre de transports de proximité, en collaboration avec les communes.

865.

Même si, conformément aux volontés du Land qui a toujours joué un rôle modérateur de sa puissance et de sa centralité, la ville de Stuttgart reste concurrencée par les centres extérieurs, elle n’en affirme pas moins un rôle métropolitain incontestable.

866.

Associé aux chemin de fer régionaux, le S-Bahn accueillait 44% des usagers des transports collectifs dans le périmètre du Verband Region Stuttgart en 1995, contre 35% en 1990. Eu égard à la fois à l’aire d’attraction des transports collectifs et à la portée des déplacements qu’ils assurent, il faut savoir que, sauf pour les habitants de Stuttgart, leurs trajets sont en moyenne plus longs (en km) que les déplacements automobiles, ce qui corrobore l’hypothèse de l’attractivité du S-Bahn pour les parcours à longue distance en direction du centre.

867.

calculs personnels d’après Verband Region Stuttgart, Begleituntersuchungen zum Regionalverkehrsplan, Band 1 : Analyse 1995 – Textteil, Juni 1996/Nummer 1, p.74.

868.

1996, op.cit., p.82.

869.

quelle que soit la nature de ce capital : économique, social, culturel, symbolique…

870.

Cette stratégie peut néanmoins être inconsciente, dans la mesure où elle se concrétise par des actions qui, sans avoir été expressément conçues à cette fin ou sans être forcément conformes aux fins subjectivement poursuivies, se révèlent en revanche objectivement conformes aux intérêts objectifs de leurs auteurs. Car il existe une relation inconsciente entre l’habitus et le champ, qui oriente les actions des agents en fonction de leur position dans l’espace de jeu.

871.

F. PLASSARD, "Grandes infrastructures de transport et irréversibilité", in Actes du colloque du 5 mars 1998, Temps, irréversibilités et grands projets d’infrastructures, LET, p.114.