Conclusion de deuxième partie

Au-delà de sa diffusion et de son utilisation, cette technique de transport qu’est l’automobile s’est donc imposée et inscrite dans les villes d’Europe Occidentale par le biais d’un processus de production d’un territoire, qui n’a véritablement débuté qu’il y a une cinquantaine d’années. Dès l’aube de sa démocratisation et de son extraordinaire succès, l’automobile a suscité la réalisation d’un réseau de circulation plus spécialisé qui, par les flux accueillis et par les choix accomplis en matière d’irrigation de l’espace urbain, s’est révélé être un indiscutable vecteur de territorialisation. Ce réseau s’est ainsi intégré à un champ urbain et à une organisation socio-spatiale dont il est ensuite devenu un élément d’orientation prépondérant. Progressivement, les grandes infrastructures de voirie sont apparues comme des instruments de développement de l’urbanisation et à la spécialisation des réseaux a répondu la spécialisation des formes urbaines et architecturales.

La correspondance qui en résulte entre l’évolution du territoire de l’automobile et les mutations des organisations urbaines a logiquement donné lieu à la mise en exergue d’une congruence. 872 Devant la richesse et la complexité des interactions entre les éléments qui composent ces deux parties, il a également été souligné l’évidence de relations qui font système. Il restait alors, à notre sens, à interpréter la logique profonde qui anime ce système et les finalités de cette congruence. Pour cela, il nous est apparu pertinent d’envisager les deux parties en présence comme étant toutes deux modelées par le corps social et par les groupes sociaux, tout en conférant à l’automobile un statut d’outil au service des organisations socio-spatiales et ici en l’occurrence au sein des champs urbains – postulats qui permettent déjà d’expliquer l’apparente congruence. En étant ainsi placée au cœur du champ urbain, la production du territoire de l’automobile apparaît à la fois comme le résultat du jeu qui s’y déroule entre agents ou institutions et comme l’affirmation d’une structure spécifique à ce champ. Cette formulation revient à faire de l’extension de l’usage de l’automobile un élément fondamental et pour ainsi dire fondateur de l’organisation urbaine contemporaine. Pour autant, elle n’empêche pas de présenter les questions de déplacements comme l’écume de la vague des transformations urbaines, tandis que la dimension socio-spatiale en constitue la véritable lame de fond. 873 En fait, il apparaît que le champ urbain trouve dans le développement du territoire de l’automobile des conditions favorables à la mise en place d’une organisation urbaine conforme à sa structure et qui, à ce titre, permet de conforter les rapports sociaux dont il se fait l’écho ainsi que la répartition du capital dont il est porteur – sachant par ailleurs, comme nous l’avons déjà souligné, que la « tendance à la reproduction de la structure est immanente à la structure même du champ » 874 .

En cela, la structure de ce champ est bien à la fois « le produit de son histoire antérieure et le principe de son histoire ultérieure » 875 , et ce d’autant plus que l’épreuve de la territorialisation ne déroge nullement à cette règle, tout en faisant entrer le processus décisionnel dans une autre temporalité : une temporalité différentielle qui procède de l’inscription dans l’espace des éléments nécessaires à la reproduction de la structure d’intérêts dominante au sein du champ et qui permet alors à cette structure de bénéficier d’une plus grande stabilité dans le temps – en s’appuyant sur la production d’un territoire pour l’automobile afin de soutenir non seulement l’usage de ce moyen de transport mais également les mutations spatiales qui doivent l’accompagner. Pour cette structure décisionnelle, il s’agit là d’une façon de peser plus fortement sur l’avenir. Elle perd sans doute ainsi progressivement en visibilité mais gagne en évidence. Car, en se traduisant concrètement par une plus grande imbrication entre l’organisation de l’espace urbain et le territoire de l’automobile, les orientations originelles voient s’affirmer, au sein du champ urbain, un processus auto-entretenu qui marque le passage à une dynamique endogène de la production territoriale, dynamique dans laquelle l’espace joue désormais un rôle moteur.

Instrument majeur de transformation spatiale, l’automobile a en effet non seulement ouvert de nouveaux espaces à l’urbanisation mais a également participé à la dilatation générale des espaces de vie, à la fusion de certains bassins de vie auparavant disjoints et finalement à l’avènement de nouvelles organisations urbaines. Portant sur un périmètre en extension, ces réorganisations se sont traduites par un assouplissement de la contrainte de proximité ainsi que par un redéploiement de ces proximités et par une redistribution des activités. Elles ont alors donné lieu, au sein des agglomérations urbaines, à une évolution des schémas de mobilité, notamment marquée par l’accroissement des déplacements de périphérie à périphérie. Ce qui fait que le réseau automobile se trouve aujourd'hui confronté à l’émergence de besoins, qu’il a lui-même contribué à créer mais qui, en retour, modifient sensiblement les priorités en matière de construction de nouvelles infrastructures. Si le credo reste donc inchangé – « il faut construire des routes utiles correspondant aux tendances géographiques de l’urbanisation et de la localisation future des activités économiques » 876 – et continue à alimenter la soif d’extension du territoire de l’automobile, ce dernier tend actuellement à privilégier, du fait des mutations spatiales observées, l’organisation d’un traffic around towns pour lequel il exerce un quasi monopole.

Au-delà du statut privilégié accordé à l’automobile au sein du champ urbain, nous observons donc l’apparition de positions hégémoniques, participant d’une logique territoriale plus spécifique identifiée comme étant celle de l’automobile-reine. Ces positions sont attachées essentiellement à des territoires urbains nés de la démocratisation de ce moyen de transport. Cette "ville de l’automobile" qui se dessine présente des traits prononcés qui en font, malgré les apparences, l’hétérogénéité et la discontinuité spatiale qui la caractérise, un territoire résolument structuré et organisé : les faibles densités urbaines y sont suppléées par une offre élevée de vitesse et d’accessibilité en voiture particulière 877  ; et, de manière sans doute plus anecdotique mais néanmoins éminemment révélatrice, « le giratoire ne commence-t-il pas à jouer son rôle dans la nouvelle ville de l’automobile, alors que les citadins ont déserté bien des places de la ville historique ? » 878 « Modelée par l’automobile, la ville est ainsi mieux faite pour son usage » 879 . Le territoire de l’automobile-reine englobe alors des espaces urbains générateurs, en matière de mobilité, d’un "monopole radical" 880 , dans le sens où ils instituent des conditions dissuasives voire rédhibitoires à l’égard des modes de proximité et des transports collectifs.

Ainsi présentées, ces dynamiques du territoire de l’automobile, et notamment de l’automobile-reine, font évidemment penser à un système, ne serait-ce qu’en raison de la grande complexité des interactions et de l’importance des effets de rétroaction ; un système dans lequel « il y a coproduction de l’urbanisation par les réseaux, et de la mobilité par l’urbanisation » 881 , mais un système dont la finalité reste néanmoins clairement établie, par la coalition d’intérêts dominants qui le sous-tend. Il y a d’abord les intérêts propres au système automobile 882 qui, en faisant prévaloir une logique sectorielle, tendent à susciter des perspectives monomodales. Il y a ensuite les intérêts plus spécifiques au champ urbain. L’automobile concourt, en libérant partiellement les agents de « la "tyrannie" de la distance » 883 , à introduire davantage de flexibilité, que ce soit sur le marché de l’emploi pour les entreprises ou sur le marché du logement pour les ménages. 884 Elle apparaît également comme un outil d’élargissement géographique des valeurs foncières et d’une redistribution de la rente multipliant les bénéficiaires. « Cette redistribution concerne des propriétaires dotés d’un pouvoir d’influence politique en particulier à travers le conseil général qui (hors des grandes zones métropolitaines) défend plus fréquemment les intérêts ruraux ou urbains. (…) Notons également que cette redistribution a pu apparaître longtemps opportune pour compenser les carences du système de retraite des agriculteurs. » 885 Toutes ces dimensions sont distributrices de capital en tout genre, économique bien sûr mais aussi social et symbolique à travers la possibilité qui en résulte, pour certains ménages comme pour certaines entreprises, de choisir leur cadre de vie socio-économique et géographique.

En fait, en dépit de sa démocratisation, l’automobile distille ses bons offices de manière encore sélective, pour en faire d’abord profiter les agents qui, disposant d’un certain volume de capital, ont pu miser et investir sur ce moyen de transport et l’intégrer à leurs stratégies socio-spatiales pour choisir leur localisation. Mais, « aux ménages périurbains de la première couronne correspondent ceux de la deuxième couronne dont le taux d’effort d’accession à la propriété dépasse fréquemment 50% de leurs revenus quand on ajoute au coût du logement le coût de la mobilité, conséquence (au mois partielle) de la localisation du logement. Ces ménages finissent par payer plus cher les déplacements (et en particulier à l’État via la TIPP) que le remboursement de l’emprunt pour le terrain qu’ils n’ont pas acheté. » 886 La production du territoire de l’automobile est ici dépassée par les enjeux spécifiques au champ urbain 887 mais reste un élément central, et pour tout dire une condition nécessaire à la constitution de la structure actuelle de distribution de capital propre à cet espace de jeu. C’est aussi ce qui explique que la grande majorité des institutions et des agents qui constituent ce qu’il est convenu d’appeler les pouvoirs publics – de l’État et ses services aux collectivités territoriales et aux élus locaux – s’engagent ensemble, en dépit d’intérêts et de projets partiellement divergents 888 , dans la production d’un territoire qui s’incarne dans les grandes infrastructures de voirie 889 comme dans les organisations spatiales que ce réseau a permis de dessiner : c’est là un fait saillant qui ressort de notre étude de terrain confrontée à des structures urbaines et à des capacités de pilotage des dynamiques spatiales notablement différentes.

C’est néanmoins ce rapport à l’espace, inhérent au processus territorial, qui confère au champ urbain des caractéristiques particulières et qui en spécifient jusqu’à ses lois générales. Certes la dimension spatiale permet, par les requalifications et les recompositions sélectives auxquelles elle est soumise, de retranscrire et d’ancrer dans les pratiques, les modalités d’une logique globale de différenciation qui constitue l’un des principes constitutifs du jeu social : les formes urbaines telles qu’elles sont produites s’imposent alors comme le support de mobilités voulues et à fort contenu stratégique mais aussi comme le vecteur de mobilités subies et contraintes – ces mobilités jouant ici plus que jamais sur l’ambivalence dont elles sont naturellement porteuses en intervenant « pour réarticuler ce qui tend à se disjoindre et en même temps pour fragmenter ce qui fait encore unité. » 890 Mais, si l’espace peut être un support, il peut être aussi être un frein. En effet, il n’a rien d’un instrument anodin tant sa médiation intègre des principes actifs : d’une part, les héritages qu’il accumule assurent une forte présence du passé de la relation structurale du champ urbain, avec toutes les formes d’inertie qui peuvent en résulter ; d’autre part, à l’instar de tout média, l’espace déforme, filtre, amplifie et s’éloigne finalement d’une simple fonction de reproduction de l’organisation sociale. Ces particularités façonnent alors un territoire dont la dynamique spatiale reste une dimension prépondérante – et pour ainsi dire une raison d’être – mais qui, dans le même temps, échappe partiellement au jeu originel, en modifiant l’importance relative des enjeux qui lui sont attachés, voire en en faisant émerger de nouveaux.

De cette transformation partielle de l’espace de jeu et de cette modification dans les structures objectives du champ que l’on doit au processus territorial, il s’ensuit des évolutions dans les stratégies socio-spatiales et dans les pratiques d’aménagement de l’espace – évolutions pour lesquelles nos différents terrains d’étude nous donneront matière à réflexion. Dans le cas de l’automobile, ces évolutions se traduisent, au-delà de l’orientation fondamentale du champ urbain visant à la production d’un territoire dont la forme la plus poussée procède d’une logique de l’automobile-reine, par l’affirmation d’une logique territoriale alternative que nous avons choisi de désigner en tant que territoire de l’automobile-contestée.

Notes
872.

même si certains lui préfèrent déjà une analyse en termes de causalité prédicative, permettant de désigner une relation moins passive entre les deux parties.

873.

ce qui explique que les politiques de déplacement resurgissent moins comme un champ d’action, de liberté et de volontarisme que comme la traduction de la complexité des configurations socio-spatiales locales.

874.

P. BOURDIEU, 2000, op.cit., p.238.

875.

P. BOURDIEU, 1980, op.cit. p.202.

876.

G. DUPUY, 1999, op.cit., p.77.

877.

Il s’agit là d’une dimension qui n’est d’ailleurs pas anodine en termes de vie collective et de sociabilité.

878.

G. DUPUY, 1995, op.cit., p.78.

879.

Y. CROZET et al., op.cit., p.75.

880.

pour reprendre l’expression d’Ivan Illich, qui lui donne l’acception suivante : « par ce terme, j’entends la domination d’un type de produit plutôt que celle d’une marque. (…) Que l’automobile restreigne le droit à la marche, et non pas qu’il y ait plus de gens à conduire des Chevrolet que des Peugeot, voilà le monopole radical. Que les gens soient obligés de se faire transporter et deviennent impuissants à circuler sans moteur, voilà la monopole radical » (in La convivialité, Éditions du Seuil, 1973, p.81).

881.

J.P. ORFEUIL, "Urbain et périurbain : qui va où ?", in Urbanisme, n°289, juillet/août 1996, p.55.

882.

exprimés par une myriade d’agents allant des constructeurs automobiles aux utilisateurs, en passant par les entreprises impliquées dans la réalisation d’infrastructures ou encore par les services techniques – dont l’administration routière, dirigée par le corps des Ponts et Chaussées – qui tirent de ce système une parcelle de pouvoir, voire une raison d’être, et dont il est difficile d’attendre, en quelque sorte, qu’ils scient la branche sur laquelle ils sont assis.

883.

M. WIEL, "La mobilité dessine la ville", in Urbanisme, n°289, juillet/août 1996, p.83.

884.

A tel point que les évolutions économiques et sociales ont dépassé le simple cadre de leur inscription dans les mutations spatiales des organisations urbaines. Par exemple, concernant les déplacements liés au travail, la mobilité supplémentaire qu’ils ont nécessité ne peut être considérée comme le seul résultat des transformations spatiales. Ainsi, « entre 1975 et 1990, les distances moyennes entre domicile et travail ont augmenté de 56% alors que la distance moyenne des domiciles à la ville centre la plus proche n’a cru que de 12% et la distance moyenne des lieux de travail à la ville centre n’a cru que de 5% » (in PUCA, Mobilités et territoires urbains, Consultation de recherche, Mars 2000, p.24).

885.

M. WIEL, 2002, op.cit., p.69.

886.

M. WIEL, 2002, op.cit., p.74.

887.

et, plus largement, au champ social, mais nous aurons l’occasion d’y revenir.

888.

Ainsi, toutes les collectivités locales n’ont pas les mêmes intérêts devant la production du territoire de l’automobile-reine. « Les petites communes qui alors supportent seules le plus gros de la demande nouvelle d’habitat proportionnent en effet leur croissance à leur taille pour minimiser les risques électoraux et/ou les charges financières (créations d’écoles, par exemple) et amplifient l’éparpillement. Les collectivités centrales considèrent souvent que les communes périphériques attirent déloyalement leur "clientèle" mais elles-mêmes n’ont rien fait en général pour la garder, entre autre à cause de leur réticence à investir dans des politiques foncières (sauf pour les activités ou s’il y a une finalité sociale) » (M. WIEL, 2002, op.cit., p.54).

889.

dont le fait qu’elles échappent encore assez largement au processus décisionnel local mérite sans doute d’être confronté à l’hypothèse globale avancée par Pierre Bourdieu. « On peut ainsi poser que la production d’un bien ou d’un service a d’autant plus de chances d’être contrôlée par l’État que ce bien ou ce service s’impose comme indispensable à ce que l’on peut appeler l’opinion mobilisée ou agissante (par opposition à l’idée ordinaire d’"opinion publique") et que le marché est plus défaillant en la matière » (2000, op.cit., p.117).

890.

PLAN URBANISME CONSTRUCTION ARCHITECTURE, 2000, op.cit., p.5.