7.1. Avant la contestation, la production d’un territoire pour l’automobile

Les espaces de l’automobile-contestée ne sont pas, le plus souvent, des espaces préservés. Bien au contraire, ils ont généralement été soumis eux aussi – au même titre que les espaces constitutifs du territoire de l’automobile-reine – à un processus territorial visant à les transformer en supports efficaces d’une mobilité individuelle motorisée de masse. Même si des germes en sont repérables bien avant, cette production du territoire de l’automobile n’a véritablement débuté qu’avec la démocratisation de ce moyen de transport, c’est-à-dire en Europe dans la seconde moitié du vingtième siècle. Il s’en est suivi une évolution remarquable dans l’organisation spatiale de nos sociétés qui, après s’être initialement focalisée sur les relations interurbaines 891 , investit rapidement le champ urbain. Moyen de transport interurbain, la voiture particulière devient en effet rapidement « le moyen naturel d’assurer la demande de déplacement dans les villes. » 892

Dans une France de l’après-guerre de moins en moins rurale, où la motorisation de la population progresse désormais à un rythme élevé sans ignorer la province, non seulement l’organisation des déplacements s’en trouve assez vite bouleversée mais on est également amené à reconsidérer progressivement la configuration spatiale des villes. Ces pressions, qui s’exercent sur les politiques de déplacement comme sur les politiques urbaines, ont alors pu faire croire que tout s’était passé « comme si, face à l’irrésistible montée de l’automobile dont le développement s’est fait dans la seule logique des déplacements interurbains, les pouvoirs publics n’avaient pu adopter qu’une attitude défensive en milieu urbain » 893 . Cette vision néglige toutefois une des lois fondamentales des champs, qui ne manque pas de s’appliquer au champ urbain : c’est en effet dans la relation entre les différentes "sources de champ" que s’engendrent le champ et les rapports de force qui le caractérisent ; autrement dit, ce sont les agents eux-mêmes qui déterminent la structure du champ qui les détermine et, en fin de compte, tout agent « subit le champ en même temps qu’il le structure » 894 . Or, cette loi, qui contredit la vision d’une attitude purement défensive, s’applique plus particulièrement aux agents les plus efficients, ceux qui sont à ce titre les principales "sources de champ" et dont, nous allons le voir, font partie les pouvoirs publics. Ainsi, « au début des années 50, profitant du rôle que les pouvoirs publics ont attribué à l’industrie automobile dans la relance économique, des automobiles réapparaissent dans nos villes. (…) Parallèlement, le déclin des réseaux de transport en commun de province se poursuit par désintérêt des responsables locaux ou par la volonté explicite des pouvoirs centraux de voir leur importance diminuer » 895 . Ces phénomènes et les stratégies qui les accompagnent participent alors, tout autant qu’elles obéissent, à l’avènement d’une nouvelle structure du champ urbain, qui fait de l’automobile un élément central des réorganisations socio-spatiales, porteur d’enjeux extrêmement importants. C’est ce processus territorial d’adaptation de la ville à l’automobile que nous allons à présent étudier.

Eu égard au fait que ce processus a été amplement abordé dans notre partie précédente sur l’automobile-reine, nombre d’analyses qui y ont été développées mériteraient d’être reprises ici. Nous nous focaliserons par conséquent sur quelques points inédits et surtout plus spécifiques aux espaces de l’automobile-contestée. L’ambition visant à adapter la ville à l’automobile sera alors étudiée à travers l’évolution des méthodes et les grands principes urbanistiques qui l’ont guidé, puis au niveau de sa mise en pratique et de sa confrontation avec les réalités du terrain, avant de mettre en évidence ce qui a freiné et remis en cause cette politique sur des espaces qui allaient désormais être à même de figurer un territoire de l’automobile-contestée.

Notes
891.

voire dans le cas de la France, sur ce que Gabriel Dupuy identifie comme un territoire rurbain construit par l’automobile et marquant l’importance des liens entre les villes et les campagnes françaises. L’auteur estime ainsi que la voiture européenne de masse sert d’abord à relier « l’urbain à l’urbain et l’urbain au rural » (1996, p.379).

892.

J.C. ZIV, C. NAPOLEON, Le transport urbain. Un enjeu pour les villes, Dunod, Paris, 1981, p.20.

893.

ibid., p.3.

894.

P. BOURDIEU, 2000, op.cit., p.236.

895.

J.C. ZIV, C. NAPOLEON, op.cit., p.2.