De l’empirisme des solutions de circulation aux modèles de trafic

Si les grandes villes européennes sont depuis longtemps confrontées à des difficultés de circulation récurrentes, l’entrée dans l’ère automobile ne les atténue en rien. Afin d’améliorer l’écoulement de ce nouveau trafic au sein de l’espace urbain, des aménagements plus adaptés apparaissent alors nécessaires.

Les pouvoirs publics interviennent d’abord sur l’organisation de la voirie existante. Quelques solutions techniques s’imposent rapidement afin de mieux gérer le flot grandissant de véhicules particuliers. Les carrefours sont modifiés et voient se banaliser leur régulation par des feux tricolores. 897 Certaines rues passent à sens unique, massifiant ainsi les courants de circulation. Les principaux obstacles à la circulation automobile tendent à être gommés dont, en premier lieu, le tramway, transport collectif vecteur de la plus grande gêne en s’appropriant un espace viaire convoité. Cette priorité s’inscrit véritablement, en France, dans le IIIe Plan (1957-62). « Alors que les déplacements augmentent en nombre, celui-ci prévoit de diminuer l’importance des réseaux de transports collectifs. Ainsi, 1.000 km de tramways devront être supprimés, alors que 110 km de trolleybus et 250 km d’autobus devront être créés, soit une diminution totale de 640 km de lignes (environ 10% de l’ensemble du réseau !). » 898 Par ce biais, on cherche à accroître pour l’automobile les capacités d’écoulement de la voirie existante, les vitesses de déplacement et plus globalement l’attractivité de ce moyen de transport. C’est dans cette optique que la lutte pour l’espace est engagée.

Mais, très vite, cette lutte pour l’espace dépasse le cadre de la gestion de l’existant. Alors que la voirie urbaine n’a finalement guère évolué depuis la période haussmannienne, les pouvoirs publics comprennent bien que l’automobile a besoin de davantage d’infrastructures de circulation pour asseoir son succès. Les années 60 marqueront le renouveau des grandes opérations de voirie et « c’est entre 1962 et 1973, et surtout à partir de 1968, que le gros de l’effort de réalisation [sera] effectué. » 899 Jusque là, les premiers pas balbutiants du F.S.I.R. 900 en reconnaissait certes la nécessité mais n’en constituait encore que la promesse, en se traduisant surtout par un saupoudrage des crédits qui cherchait à satisfaire tout le monde sans réussir finalement à satisfaire personne.

En fait, la volonté politique ne donne ses résultats les plus probants qu’à partir du moment où les instruments et les procédures de planification des infrastructures se perfectionnent. En France, les techniques les plus efficaces s’inspirent des Etats-Unis, où des modèles mathématiques ont été mis au point pour planifier la construction d’autoroutes urbaines. Importés par les ingénieurs français, ces modèles de trafic sont adoptés avec cette même idée de permettre le développement du territoire de l’automobile. 901 L’État, bien aidé par son appareil technico-administratif, conforte de la sorte son statut de principal agent efficient. En renforçant sa position grâce à des outils mis au service de l’orthodoxie qu’il véhicule, il oriente davantage le jeu au sein du champ urbain en sa faveur. 902 Il parvient ainsi à augmenter son capital et son poids dans la structure décisionnelle, en ajoutant à ses capacités d’investissement un quasi-monopole de l’expertise et un contrôle des procédures institutionnelles qui tendent à légitimer ses interventions et à désamorcer les oppositions.

Dans ce cadre, les progrès réalisés dans les méthodes de planification marquent sans conteste « la suprématie des techniciens sur les élus, et la suprématie des intérêts économiques liés à l’automobile sur la vie des citadins. » 903 Quant au débat local pour l’aménagement de la voirie urbaine, confronté à une insuffisance en moyens techniques et financiers, il se transforme rapidement « en recherche de la décision la plus facile à subventionner. » 904 Il faut dire qu’à l’époque « l’aide de l’État se situe pendant une dizaine d’années, à environ 50% des investissements routiers urbains : ceci emporte les résistances, d’ailleurs isolées, au cadre méthodologique des "études préliminaires d’infrastructures de transport" que la direction des Routes [a mis] au point vers 1963-1964 avec déjà le souhait d’adapter la ville à une société industrielle de motorisation élevée, "à l’américaine". » 905

Cette orientation se poursuit avec le Ve Plan (1966-1970), qui prévoit encore la réalisation de Voies Rapides Urbaines qui, si elles ne sont pas à proprement parler des routes nationales, demeurent sous maîtrise d’œuvre de l’État. Seule évolution marquante, une participation systématique des collectivités locales au financement de la voirie urbaine est instituée. Cette décision, si elle inaugure un transfert progressif des investissements routiers sur les budgets locaux, ne fait néanmoins à l’époque que transférer à l’échelon local les préoccupations nationales visant à étoffer l’ossature routière et ne concourt pas à modifier fondamentalement l’équilibre originel des pouvoirs.

Notes
897.

Dans un second temps, la réalisation d’autoroutes urbaines entendra libérer le trafic de ces mêmes feux (voir chapitre 4).

898.

J.C. ZIV, C. NAPOLEON, op.cit., p.21.

899.

ibid., p.113.

900.

Fond Spécial d’Investissement Routier crée, rappelons-le, en 1951 pour ce qui est de son principe général avant qu’une tranche urbaine spécifique ne lui soit ajoutée en 1955.

901.

pour une analyse plus approfondie sur ce sujet, voir G. Dupuy, Une technique de planification au service de l’automobile : les modèles de trafic urbain, Paris, Copedith, 1975.

902.

et en faveur de l’automobile.

903.

J.C. ZIV, C. NAPOLEON, op.cit., p.4.

904.

ibid., p.6.

905.

A. BIEBER, "Urbanisme et mobilité dans le contexte des politiques urbaines depuis les années 60", in INRETS, 1989, op.cit., p.62.