Les bases d’un urbanisme adapté à l’automobile

Évoquer les fondements du processus d’adaptation de la ville à l’automobile implique également de mettre l’accent sur l’intégration de cette dimension à la pensée urbanistique. Or, après-guerre, il n’y a pas, en la matière, de réelle « opposition entre progressistes et conservateurs (…) : en 1957 le Congrès des CIAM "The Heart of the City" prend position en faveur de la voiture dans les centres villes. C’est un groupe auquel participe entre autres Ernesto Rogers, le grande porte-parole du respect de la ville ancienne, l’architecte qui se fera le porte-drapeau de l’harmonisation de l’architecture moderne avec le milieu ancien. » 906 Ce que l’on peut considérer comme l’ossature de la doctrine en la matière est ensuite formalisé, au début des années 60, dans le rapport commandé à Colin Buchanan par le ministère des transports britanniques et largement diffusé par la suite dans les pays européens.

Comme nous l’avons déjà indiqué en introduction, le rapport Buchanan se veut le fruit d’une approche pragmatique, décrivant sans concession les problèmes inhérents à la diffusion de l’automobile dans l’espace urbain mais reconnaissant parallèlement les avantages de ce moyen de transport et la quasi-inéluctabilité de son succès. Ses auteurs affirment alors « catégoriquement que le nombre potentiel des véhicules rendra inopérantes les mesures d’administration telles que les sens uniques, les interdictions de stationnement… » 907 Car, « pour désagréable que cela soit, il demeure que l’automobile exige une modification radicale de la forme des villes. » 908 A cet effet, ils dessinent les grandes lignes de ce que Gabriel Dupuy qualifie de « charte raisonnable » 909  : soulignant l’importance du rôle des transports en commun et l’impasse que constitue à terme la seule construction de voiries nouvelles, ils admettent que, « si l’environnement est sacro saint, et si l’on ne peut entreprendre aucune rénovation importante, il faut donc limiter l’accessibilité » 910  ; a contrario, ils s’engagent résolument en faveur d’un important programme de rénovation urbaine intégrant mieux la circulation automobile.

Pour mettre en œuvre cette charte raisonnable, « le rapport accorde un crédit aux techniciens et aux politiques. C’est à eux qu’il appartient de réaliser un urbanisme conciliateur pour que l’automobile reste à sa place dans la ville » 911 , mais aussi pour que la nécessité d’une rénovation urbaine soit expliquée à l’opinion publique et que les investissements qu’elle nécessite soient dégagés. Tout en vulgarisant une approche quantitative planificatrice à la française, cette charte se veut alors la promotrice d’un urbanisme automobile maîtrisé par les pouvoirs publics, voire un plaidoyer pour une ville dense face aux risques d’éparpillement introduits par la voiture particulière. Néanmoins, sous l’égide des préceptes développés par Colin Buchanan et compte tenu du crédit qu’il contribue à apporter aux opérations de rénovation, c’est avant tout un vigoureux processus d’adaptation de la ville dense à l’automobile qui s’engage dans les années 60. A tel point qu’aujourd'hui, cette période, plus d’un siècle après les transformations liées à l’haussmannisation, apparaît comme un autre moment marquant de bouleversement de l’inertie de la ville. En fait, durant cette période, « la philosophie du rapport Buchanan guide les actions que les pouvoirs publics contrôlent effectivement : rénovation de centres, réhabilitation de quartiers historiques, villes nouvelles. En revanche, dans un contexte social, économique et politique qui diffère de plus en plus de celui de l’après-guerre, l’urbanisation prend de nouvelles formes, telles que le contrôle des pouvoirs publics ne correspond plus à l’encadrement imaginé par Buchanan » 912 et perd au passage son caractère raisonnable.

Parallèlement, le mouvement dont l’urbaniste anglais s’est fait le chantre se greffe sur un urbanisme moderne d’inspiration fonctionnaliste, qui investit des pratiques d’aménagement fortement encadrées par les pouvoirs publics et qui tend le plus souvent à radicaliser les préconisations du rapport Buchanan. C’est ainsi que la séparation plus ou moins absolue des flux de circulation proposée par Colin Buchanan fait place à des solutions plus poussées, « dans [ces] années 60 où l’on veut en fait mettre la rue sur le même plan que la route, sans se préoccuper de la différence considérable qui existe dans leur insertion spatiale. On ne prêtait pas à la rue une existence propre : elle est un échelon de la desserte générale dans la Charte d’Athènes. » 913 Sous l’effet dominant de cette double influence, les réalisations qui sont engagées dans le cadre d’opérations de rénovation urbaine ou de construction de nouveaux quartiers accordent une place nouvelle à l’automobile et à la voirie, alors que les procédures mises en place à l’échelle nationale participent largement à l’institutionnalisation de ces modes d’intervention sur la ville. Finalement, « la voiture, avec les démolitions qu’elle réclame pour lui faire de la place, est l’élément rêvé pour mettre en chantier des morceaux de ville moderne. (…) On voit donc que la construction des autoroutes urbaines dans les années 1950 et 1960 est bien plus qu’une simple solution fonctionnelle aux problèmes de trafic. Il s’agit, surtout dans les centres villes, de la construction consciente et voulue d’un nouveau paysage urbain, le paysage de la ville moderne. » 914

Les années 60 marquent alors la convergence de théories et de préceptes urbanistiques qui organisent un ralliement massif, de l’État mais aussi des collectivités locales, à l’idée d’une adaptation de la ville à l’automobile et au principe d’une rupture marquée avec les formes urbaines héritées. Avec l’appui de méthodes de planification des infrastructures de transport de plus en plus perfectionnées, la doctrine urbanistique ainsi élaborée a largement contribué à la remise en cause de la structure du champ urbain constitué, en construisant un cadre général d’action qui a présidé, en dépit de contextes urbains différents, à la relative homogénéité des productions d’un territoire pour l’automobile.

Notes
906.

C. CARDIA, "Les autoroutes urbaines des années 60, monuments historiques ?", in Espaces et Sociétés, n°96, p.108. Le CIAM est le Congrés International d’Architecture Moderne, dont le premier a eu lieu en 1928.

907.

C. BUCHANAN et al., Rapport du Groupe de Travail, op.cit., p.29.

908.

ibid., p.144.

909.

voir en annexe 1 les grandes lignes du rapport Buchanan.

910.

C. BUCHANAN et al., Rapport du Groupe de Travail, op.cit., p.118.

911.

G. DUPUY, 1995, op.cit., p.62.

912.

G. DUPUY, 1995, op.cit., p.19.

913.

C. MONTES, 1992, op.cit., p.286.

914.

C. CARDIA, op.cit., p.110-111.