Une adaptation de Lyon à l’automobile difficile mais résolue

A Lyon, circuler n’a jamais été chose aisée. Confrontée à des contraintes de site importantes, la ville a pourtant multiplié les aménagements pour faciliter l’écoulement interne du trafic, construisant des ponts, utilisant pleinement les quais construits à la fin du XVIIIe siècle puis les percées "haussmaniennes" entreprises sous l’égide du préfet Vaïsse.

Au début du XXe siècle, le nouveau maire de Lyon, Edouard Herriot, cherche à concilier ce souci d’amélioration des conditions de circulation avec une volonté de contrôle de l’extension urbaine. Cette double préoccupation s’expose dans le plan d’extension et d’embellissement établi par Camille Chalumeau 917 , tandis que Lucien Chadenson conçoit un projet destiné à faciliter la pénétration dans la ville 918  : face aux difficultés d’élargissement des rues existantes, il prévoit la réalisation d’un nouveau réseau de voies à très grand débit dotées d’un faible nombre de points d’accès ; outre le boulevard de ceinture, il s’agit de construire un axe Nord-Sud le long du Rhône permettant une traversée rapide de l’agglomération 919 et de lui adjoindre une liaison Est-Ouest par un tunnel sous la Croix-Rousse. Essentiellement effectués après la guerre, ces aménagements constituent les derniers grands travaux de l’ère Herriot 920 et accompagnent certaines transformations conduites dans le cadre du processus de reconstruction, comme l’élargissement de plusieurs rues et ponts 921 .

Dans les années 50, un comité interministériel sur l’aménagement du territoire estime qu’à Lyon, de nouveaux itinéraires à grand débit sont nécessaires pour résorber les difficultés de circulation et annonce l’accélération de l’équipement routier de la ville, avec notamment une voie de traverse Nord-Sud supplémentaire qui achèverait de couper la cité rhodanienne de son fleuve. Mais, face à un maire vieillissant et de moins en moins enclin à engager de profonds changements, la greffe ne prend plus. « Le courant moderniste prend corps, pousse à la construction et se heurte souvent au maire, plus soucieux de la sauvegarde du quartier Saint-Antoine ou du cours de Verdun et des finances de sa ville. "Les artères de Lyon me donnent autant d’insomnies que les miennes. (…) J’ai déjà donné presque tout le Parc à la Foire, je vous ai donné un bout de quai (…), ne me demandez plus rien !" répondra-t-il à ses collègues projetant l’aménagement des quais pour la circulation automobile. » 922 La fin du mandat d’Herriot met ainsi un frein provisoire au processus d’extension du territoire de l’automobile.

Son successeur ne s’encombrera pas de telles réticences. Conscient de la nouvelle structure du champ urbain, où l’essor de la ville et de la circulation automobile pousse à l’action, et de celle du champ social, dans lequel priment les stratégies se réclamant d’une adhésion à la modernité, Louis Pradel va se faire le héraut d’une adaptation de sa ville à l’automobile.

« Allergique à l’"ancien", il veut une ville moderne » 923 et ce dessein l’amène souvent à confondre voirie et urbanisme. Soucieux de rénover le centre historique de Lyon, il fait raser une partie de la rue Mercière 924 et songe à faire de même à Saint-Jean dans l’éventualité de la réalisation d’un grand boulevard urbain reliant Fourvière au futur pont "moderne" qui doit être construit sur la Saône. 925 Dans les faits, la production d’un territoire pour l’automobile se conjugue donc avec un vaste mouvement de rénovation urbaine que peu contestent alors véritablement. 926 La résistance de quelques-uns 927 trouve néanmoins dans la loi Malraux de 1962, qui engage une protection des centres historiques en créant les secteurs sauvegardés, le moyen de préserver ce quartier, qui est le premier à bénéficier de ce statut en 1964. Finalement, « si quelques opérations de reconstruction [sont] réalisées sur les pentes de la Croix-Rousse et rue Mercière, les grands projets de démolition [sont] assez rapidement abandonnés au profit de procédures de réhabilitation. » 928 Et, à défaut de percée, le pont Maréchal-Juin s’achève "en moustache" sur les quais de la rive droite de la Saône.

Cela n’empêche pas Louis Pradel de poursuivre une politique urbaine qui entend répondre prioritairement à la forte demande d’équipements qui s’exprime à l’époque. Cette orientation lui confère une réputation – justifiée – de "bétonneur" mais contribue à asseoir un règne qui ne devait être que transitoire. 929 Il se fait notamment une spécialité de récupérer à son profit les projets de l’Etat en faisant preuve, pour les faire aboutir, d’un volontarisme qui confine parfois à l’autoritarisme. La percement sous Fourvière d’une seconde sortie vers Paris en est une excellente illustration 930  : sans revenir davantage sur cette décision examinée précédemment 931 , retenons simplement ici qu’elle est symptomatique des convictions d’un maire qui se félicite d’avoir bénéficié de l’aide de l’État pour la réalisation de "son" autoroute intra-urbaine. Mais il apparaît en fait que les vues de l’État et des collectivités locales en matière de politique de déplacements se recoupent alors étroitement. Ainsi, le Livre Blanc de 1969, première étape du SDAU élaborée conjointement par la DDE et l’Atelier d’Urbanisme de la ville de Lyon dirigé par Charles Delfante, s’accorde à dénoncer l’inadaptation des centres en raison des insuffisances de leur réseau de voirie et prévoit la réalisation de voies rapides – les "LY" – afin de préserver leur attractivité. Même si la suite démontrera qu’il y a souvent loin des plans à leur concrétisation, l’ambition de l’époque n’en est pas moins clairement affichée. « Premier poste budgétaire entre 1965 et 1970 devant les constructions scolaires qui perdent donc leur première place, la voirie est un élément capital de la politique urbaine municipale. » 932 C’est également un poste de dépenses qui est loin d’être « socialement neutre » : en améliorant les conditions de circulation automobile dans son centre historique, la mairie de Lyon cherche alors à satisfaire la petite et moyenne bourgeoisie commerçante, « base de masse du pouvoir municipal de Louis Pradel » 933  ; parallèlement, elle adjoint à sa politique un autre volet, qui apparaît parfois comme une ambiguïté du pradélisme, en édifiant sur la rive gauche, à la Part-Dieu, un nouveau centre qui prend davantage en compte les intérêts du « capital monopoliste » 934 de grands groupes et grandes enseignes à la recherche d’un site valorisant et accessible.

En effet, le point d’orgue de l’idéal de modernité porté par l’administration pradelienne tient sans doute dans la construction du quartier de la Part-Dieu, conçu pour Lyon comme « un nouveau centre à l’image du XXe siècle. » 935 A ce titre, il se devait de proposer une nouvelle forme d’intégration de l’automobile à la ville, ce qu’il fit en procédant à un savant mariage entre les principes fonctionnalistes et les préceptes de Colin Buchanan. « Réalisé avec le soutien de l’État entre 1967 et 1977 » 936 sur une ancienne emprise militaire de la rive gauche du Rhône, ce nouveau centre 937 prévoit certes une desserte par métro mais ne se livre pas moins à l’automobile, en lui accordant une priorité qui s’inscrit profondément dans ses structures urbanistiques. L’un des aménagements les plus significatifs à cet égard est « sans doute la création d’un système de dalles et de passerelles obligeant les piétons à circuler (mal) à quelques mètres au-dessus d’un niveau du sol que l’on a réservé aux voitures. Quant à la saignée créée par la rue Garibaldi, elle est à mille lieues des "Champs-Elysées de Lyon" dont Charles Delfante rêvait dans les années 70. » 938 En fait, trémies et autoponts se complètent pour dessiner un plan de circulation d’une effarante complexité, qui révèle à lui seul l’ampleur des dysfonctionnements de cet urbanisme automobile. De plus, le quartier apparaît mal relié au reste de la ville. En effet, les trois autoroutes de grande capacité – LY2 au nord, LY3 au sud et LY6 à l’est – qui devaient le desservir ne verront jamais le jour, témoignant des résistances qui, nous le verrons, subsistent quant à l’adaptation de la ville héritée à l’automobile.

De ce qui reste néanmoins comme une période de bouleversement de l’inertie de la ville, il faut retenir, quoi qu’en disent les édiles d’alors, l’omniprésence de l’État sinon sur la scène, du moins dans les coulisses de la décision. Souvent à l’origine de l’accélération de la dynamique routière, il intervient par ses capacités d’expertise et de financement, par sa maîtrise des procédures de planification ou encore, plus subrepticement, par son rôle dans la diffusion des idées et des concepts à la mode. Mais que dire de Louis Pradel ? Qu’il « parvint assez habilement à assurer la mutation de l’agglomération vers une certaine modernité en lançant une politique de grandes infrastructures et des projets ambitieux et en recourant à l’emprunt » 939 et qu’il sut, pour cela, s’entourer de serviteurs zélés ainsi que de techniciens et d’urbanistes en phase avec leur temps. Mais surtout, comme le relève également Marc Bonneville, qu’il assura une évolution vers une modernité qui profita d’abord aux classes moyennes et aux intérêts économiques dominants. Ceux-ci, par le biais d’une structure du champ urbain, qui tend à rendre les stratégies assurant la diffusion de l’automobile dans la ville profitables à ceux qui les adoptent 940 , participèrent alors autant que les "décideurs" à cette rupture dans l’inertie urbaine. Ces déterminations objectives font finalement du "maire-bétonneur" la figure emblématique d’un processus aux racines infiniment plus complexes, une figure qui permet de préserver le mythe de la décision, tandis que cette dernière est en fait, comme le relève Lucien Sfez, diluée dans l’ensemble du système social. En vérité, « le rôle du sujet réside moins dans ce qu’il apporte par lui-même que par ce que la société, à un moment donné, lui prête et fortifie donc en lui. » 941 Il n’y a d’homme providentiel que déterminé par les conditions socio-historiques et c’est sans doute ainsi qu’il faut considérer Louis Pradel dans le processus d’adaptation de la cité rhodanienne à l’automobile.

Notes
917.

Ce plan, dont l’avant-projet a été rédigé en 1924, voit ses grandes options adoptées par le Conseil municipal en 1935. Il comporte un certain nombre de rocades et de radiales, plusieurs boulevards en corniche et un projet pharaonique de pont entre les deux collines de Fourvière et de la Croix-Rousse. Intra muros, il sera peu réalisé.

918.

Le programme d’aménagement de cet ingénieur des Ponts et Chaussées du Rhône est approuvé en 1935 lors de la réunion des représentants du Conseil municipal de Lyon et du Conseil général du Rhône, sous la présidence du ministre des Travaux Publics de l’époque, Laurent Eynac.

919.

Il était initialement prévu la réalisation d’une voie rapide à sens unique sur les deux bas-ports du Rhône délaissés par la navigation. « On abandonna la solution des bas-ports grâce à la faculté offerte par le service de la navigation d’avancer le mur de quai d’une quinzaine de mètres vers le fleuve, élargissant d’autant la plate-forme. Le salut vint donc encore une fois du fleuve et le résultat fut assez exemplaire qui permettait de garder la double plantation existante tout en en créant une nouvelle en bordure du Rhône [sur la rive droite]. Aux têtes de pont, on conserva des carrefours à niveau à feux qui n’ont pas fonctionné si mal, surtout depuis qu’on a mis nombre de ces ponts à sens unique, sauf au pont de La Guillotière, démoli et reconstruit avec une largeur record de 30 m, où l’on a pu réserver une trémie pour le passage de l’axe nord-sud. Inutile de dire que cet axe est toujours resté une artère maîtresse de la circulation lyonnaise malgré ses feux et le stationnement qui a vite occupé tous ses terre-pleins » (in G. REVERDY, op.cit., p.87).

920.

qui s’étend de 1905 à 1957, le tunnel de la Croix-Rousse étant inauguré en 1952.

921.

C’est notamment le cas du cours Gambetta, de la rue de l’Université ou de la Grande rue de la Guillotière, mais aussi du pont de la Guillotière, pour lequel l’État réalise un nouvel ouvrage trois fois plus large que le précédent.

922.

C. DELFANTE, A. DALLY-MARTIN, 100 ans d’urbanisme à Lyon, Editions LUGD, 1994, p.45.

923.

ibid., p.46.

924.

afin de remodeler les « îlots défectueux », d’élargir les rues et de réaliser « un vaste ensemble immobilier adapté aux nécessités urbaines de la vie moderne » (ibid., p.138).

925.

Il s’agit, face à la rue de Grenette, du pont Maréchal-Juin finalement inauguré en 1968 et chargé de remplacer le pont du Change – sans doute le pont lyonnais le plus chargé d’histoire – détruit peu avant.

926.

même le Vieux Lyon est le plus souvent considéré comme un "ramassis de taudis", selon l’expression d’Edouard Herriot.

927.

des habitants et des commerçants du quartier, soutenus par des cadres de la Jeune Chambre Economique et aidés par un architecte des Bâtiments de France ainsi que par le préfet.

928.

M. BONNEVILLE, 1997, op.cit., p.146.

929.

Il restera finalement maire de Lyon de 1957 à sa mort, en 1976.

930.

même si elle doit être également replacée dans la continuité du succès de la précédente, empruntant le tunnel sous la Croix-Rousse.

931.

cf. partie 4-2-2.

932.

J. LOJKINE, op.cit., p.165.

933.

ibid., p.81. D’ailleurs, « la correspondance entre les revendications urbaines des différentes associations de commerçants lyonnais et la politique de la Municipalité apparaît nettement à travers les prises de position de l’Union des comités d’intérêts locaux et d’urbanisme de l’agglomération lyonnaise (UCIL). (…) Le président Scherrer était encore plus explicite quand il résumait ainsi les craintes des commerçants du Comité Centre-Presqu’île : « Le Centre traditionnel de Lyon, c’est-à-dire la Presqu’île est particulièrement vulnérable : les difficultés d’accès aux ponts, l’engorgement de la circulation, le problème du stationnement, les nuisances les plus diverses, le vieillissement des immeubles, les charges très lourdes (patente et contribution mobilière) qui pèsent sur les commerçants et les habitants, tout semble se conjuguer pour décourager celui qui y vit, celui qui y travaille ou celui qui s’y rend pour ses affaires ou son plaisir » (ibid., p.60-66).

934.

J. LOJKINE, op.cit., p.165.

935.

R. NEYRET, op.cit., p.201.

936.

M. BONNEVILLE, 1997, op.cit., p.146.

937.

censé répondre aux besoins d’une agglomération qui devait compter 2 à 2,5 millions d’habitants à l’horizon 1980.

938.

R. NEYRET, op.cit., p.203.

939.

M. BONNEVILLE, 1997, op.cit., p.174.

940.

en les plaçant du côté des dominants, ce qui leur permet de s’approprier des profits spécifiques en jeu dans le champ.

941.

L. SFEZ, op.cit., p.86.